mercredi 26 juin 2013

Les femmes de droite d'Andréa Dworkin


 Les femmes de droite d'Andréa Dworkin



" Marylin Monroe a écrit, peu avant sa mort (...) : "De quoi ai-je peur ? Pourquoi ai-je si peur ? Est-ce que je pense que je suis incapable de jouer ? Je sais que je suis capable mais j'ai peur. J'ai peur et je ne devrais pas et je dois pas."
L'actrice est la seule femme investie par la culture d'un pouvoir d'agir. Lorsqu'elle joue bien, c'est-à-dire lorsqu'elle convainc les hommes qui contrôlent les images et l'argent qu'elle peut être réduite à la mode sexuelle de l'heure, accessible au mâle selon ses conditions à lui, elle est payée et acclamée. Son jeu doit être imitatif, non créatif ; il doit être rigidement conformiste, plutôt qu'une occasion de récréation et d'innovation. L'actrice est la marionnette de chair, de sang et de fard qui joue comme si elle était une femme qui agit. Monroe, la poupée sexuelle accomplie, a le pouvoir de jouer mais elle a peur de jouer, peut-être parce qu'aucun effort de sa part, si inspiré soit-il, ne peut convaincre l'actrice elle-même que sa vie de femme idéale est autre chose qu'une forme effroyable d'agonie. Elle s'est accroché un sourire, elle a posé, simulé, eu des liaisons avec des hommes célèbres et puissants. Une de ses amies a dit qu'elle avait eu tellement d'avortements illégaux bâclés que ses organes étaient gravement mutilés. Elle est morte seule, agissant peut-être en son nom pour la première fois. On imagine que la mort engourdit la douleur que les barbituriques et l'alcool ne peuvent atteindre.
La mort prématurée de Monroe a soulevé une question obsédante pour les hommes qui étaient, dans leur fantasme, ses amants, pour les hommes qui s'étaient masturbés à même ces images d'exquise conformité féminine : était-il possible que pendant tout ce temps elle n'ait pas aimé ça - le Ça qu'ils lui avaient fait des millions de fois ? Ces sourires avaient-ils été des masques recouvrant désespoir et rage ? Quel danger avaient-ils dès lors couru de se détrompés, si fragiles et vulnérables dans leur ravissement masturbatoire, comme si elle avait pu bondir des photos de ce qui était maintenant un cadavre et prendre la revanche qu'ils savaient méritée. 
Surgit alors cet impératif masculin : il ne fallait pas que la mort de Monroe ait été un suicide. Norman Mailer, rédempteur du privilège et de la firté mâles sur plusieurs fronts, releva le défi en échafaudant une théorie : Monroe avait peut-être été victime du FBI, ou de la CIA, ou de quiconque avait tué les Kennedy, parce qu'elle avait été la maîtresse de l'un d'eux ou des deux. L'idée d'une conspiration s'avérait réjouissante et réconfortante pour ceux qui avaient voulu lui rentrer dedans jusqu'à ce qu'elle en crève, la mort d'une femme et sa jouissance étant synonymes dans l'univers de la métaphore masculine. Mais ils ne la voulaient pas morte si tôt, pas vraiment morte, pas tant que l'illusion de son invitation généreuse était aussi convaincante. En fait, ses amant de chair et de fantasme l'avaient baisée à mort et son suicide apparent s'imposait à la fois comme accusation et comme réponse : non, Marilyn Monroe, la femme sexuelle idéale, n'avait pas aimé ça". (p.27, 28)


Nous devons aux éditions du remue-ménage la première traduction française (30 ans après sa parution aux États-Unis ! Saluons d'ailleurs le remarquable travail de M. Dufresne et M. Briand) de ce magnifique ouvrage d'Andréa Dworkin, disparue en 2005 : Les femmes de droite.

Christine Delphy, dans sa préface, aussi limpide qu'acérée, que l'on lira avec grand profit (comme toujours), nous renseigne sur qui sont ces femmes de droite  : "Dworkin dresse le tableau d'une domination absolue, d'une volonté masculine implacable d'éliminer les femmes de la catégorie des personnes non seulement dans la vie sociale en général, mais aussi dans la propre tête des dominées, si bien que certaines femmes ne tentent même pas de lutter et de plus considèrent qui le font comme leurs ennemies."

Ces "femmes, qui ne sont en rien minoritaires, choisissent pour elles-mêmes et recommandent aux autres d'adopter un rôle et une place traditionnels" et "les dépeint comme des femmes lucides, qui estiment qu'elles ont affaire à un pouvoir trop vaste, à des forces trop puissantes, pour pouvoir envisager de gagner, et qui préfèrent se ménager un espace dans ce qui est à leur portée immédiate, de leur vivant, plutôt que de courir les risques qu'implique un combat par trop inégale".

Auparavant, C. Delphy prend bien soin de souligner qu'il s'agit d'un phénomène structurel, collectif, et que, partant, il faut l'envisager de façon relationnelle :
"[Le message] est difficile à entendre par les hommes, bien-sûr, mais aussi par les femmes (...) Les individus des deux genres sont éduqués (c'est nous qui soulignons, la grille de lecture biologisante étant justement là pour faire éternellement perdurer la domination mâle) à être des deux genres. à se définir d'abord et avant tout comme membres d'une "catégorie de sexe" : d'un genre ; il n'existe d'ailleurs pas d'identité individuelle distincte de l'identité de genre. Et dans la définition de chaque genre, l'hétérosexualité occupe une place primordiale. C'est l'horizon de l'enfant, aussi loin que remontent ses souvenirs. C'est avec l'autre genre qu'on aura des contacts sexuels, qu'on se mariera, qu'on aura des enfants. Mais cet horizon à la fois non choisi et désiré, cette destinée n'a pas la même force de coercition pour les dominants et pour les dominées (...) Les hommes baisent les femmes, et l'acte sexuel, c'est ça, combien de femmes peuvent-elles entendre cela ? L'amour, les enfants occupent une place dans la vie des femmes qui n'est pas la même que dans la vie des hommes. Hier, et aujourd'hui."

Celles et ceux qui seraient curieux d'en savoir davantage peuvent se rendre .

Nous avons tenu à reproduire ce magnifique extrait de l'ouvrage, consacré à Marylin Monroe, bien loin du sens commun et des nombreux clichés qui accompagnent toujours cette incarnation du désir masculin. Cet idéal-type du système sexuel (mais pas seulement) patriarcal n'en finit plus de se reproduire, via l'industrie pornographique, les tête-pensantes du prêt-à-porter hyper-(hétéro)sexué, et encore trop souvent sous la plume virile de nos mâles auteurs.

Dostoïevski à haute voix

Premier essai de lecture à voix haute : Le Poème du Grand Inquisiteur, chapitre fameux des Frères Karamazov de Dostoïevski. Traduction d'A. Markowicz (vol.1), Actes Sud, 2002.




mercredi 19 juin 2013

Jour de repos



Au-delà du cimetière, depuis sa fenêtre, il distinguait bien le givre épais sur les voitures. Il ne fallait pas être grand mage : à la bibliothèque universitaire, sa responsable goberait l'histoire du moteur exténué par le froid. D'ailleurs, un matin, il avait bien vu l'air de mépris qu'elle avait eu en voyant l'allure de sa voiture. Elle était un peu condescendante, sa responsable. Elle ne s'était pas embarrassée de détours pour lui dire droit dans les yeux que ce tutorat lui avait été imposé par la Direction. En y réfléchissant mieux, cette femme, conservatrice de formation, était aussi, un peu malgré elle, bienveillante. Mais de cette bienveillance qui habitent les êtres n'ayant connus que peu d'épreuves. Celles et ceux qui ont fait les bons choix, après les bons calculs, aux bons moments, à peine conscients, qui s'imposaient d'eux-mêmes. Sans qu'ils aient vraiment à y réfléchir, assurés de leur bon droit et bien à leur place. Les choses se passaient pour eux comme si les événements s'ordonnaient sans heurts apparents. Quelque chose comme une partition déjà écrite pour eux. Parfois, et seulement parmi les plus empathiques de ces individus, ils tentaient de se mettre à la place des moins bien lotis.

lundi 17 juin 2013

Hommage à Maurice Nadeau : Entretien à la Radio Télévision Suisse


En 1990, M. Nadeau évoquait dans cet entretien son long et obstiné travail de défricheur de jeunes talents et d'éditeur, ainsi que le rôle précieux joué par La Quinzaine. Ainsi, toujours attentif à préserver le plus possible l'autonomie du champ littéraire, M. Nadeau a largement contribué à la constitution et au maintien d'une République des lettres tout au long de la seconde moitié du XXème siècle.

Nous sommes bien conscients de notre dette à son égard.

dimanche 16 juin 2013

Missel du débutant


Des pigeons de toutes teintes
Conférence tiennent
Presqu'accoudés au clocher
En son point le plus haut
Offrant une envieuse
Mais courte perspective

Sur la physionomie

Par l'espoir déplacée
De ces fidèles dissimulant
Diverses boîtures

Soleil oblique
Se redressant
Et presque trompette alors
Sonnant fastidieux mitan

Fictives familles se célébrant
Là et ce jour seulement
Disposées à aimer

Crinière des enfants
Sous le platane de Cent ans
Sandales, mèches et Croix
Dans leurs bouches Verbe insufflé
Pour apprendre à maintenir
Closes
Ces lèvres
Ourlées par une conscience encore
Préma
Tue
Rée de ce que l'on peut

Sous les regards
Les péchés prochains
Se dessinent
Tandis que le prêtre sa comptine récite
alphabet de routine
Grammaire
Obso
Lète
Nomo
Thète pourtant

Entrent alors
Et venant clore
L'indolent serpent
Que forment cette addition d'espérances
Dans leurs dépareillés accoutrements
De parade dénués
Les seuls et
Authen
Tiques
Derniers


samedi 15 juin 2013

Enfantillages


Ben moi si j'suis là, c'est d'abord la surprise d'avoir eu des triplés. Personne nous avait dit à moi et ma femme qu'y en aurait trois. On en avait déjà deux, peu d'écart, ça gigote partout, toujours avoir l'oeil dessus, et pis les lessives, sans z'arrêt, le jardin qui r'ssemble plus à rien, de la terre toujours bien noire et bien collante avec la pluie qu'on a par chez nous, de celle qui fait de grandes traînées sur l'carrelage. Pensez, des carnages sans fin, des grandes pataugeoires stridentes d'excitation gamine. Et pis la serpillière constamment à la pogne. Le sèche-linge, toujours, comme vissé aux oreilles, avec le tambour qui s'affole et les pieds qui cognent pendant l'essorage à faire une tronche comme ça. Alors, comme ça, moi j'me suis dit, juste quat', c'est presque pareil. Parsque que les tours de nuit, avec des triplés, ça d'vient des nuits complètes sur le qui-vive, seul. Imaginez ma femme, complètement crevée, comme un vieux ballon de cuir percé par des crocs de clebs et qui gît dans un coin de cour, trois à la suite. On en r'venait pas. J'ai cru qu'elle allait mourir et pis des déchirures comme i'faut ! Les bib'rons à faire chauffer en alternance, le linge prop', faire l'change. Au bout d'un d'jà, y a d'quoi regretter, mais au bout de deux complets, y vous reste l'troisième et à la fin du troisièm', le premier qui venait de s'endormir s'met à chialer pasque pour le dernier vous allez trop lentement, alors i'piaille comme pas permis, pendant que le deuxième rend ce qu'i'vient d'avaler. C'est infernal, infernal...

Et pis ma femme, avec sa patte fol', ben forcément, elle fatigue fois deux plus vite. Parce qu'elle a une patte de traviol' depuis l'accident. Elle attendait le deuxième. Miracle qu'elle soit arrivée à terme, i'z'ont dit. Mais les trois, là, ça vous lessive... Pas une seconde à vous. Alors, j'ai commencé à m'dire qu'juste des jumeaux, ça nous suffirait. Au début, c'était juste comme ça, pour imaginer un peu de détente. Et pis cette idée s'est enfoncée chaque fois que ça braillait ou quand j'apercevais un linge à eux qui séchait. D'la hargne, c'est dev'nu. Et pis, me suis mis à raisonner l'affaire. Arrêtez le talc et le laver juste à l'alcool. Et, très lentement, il a commencé à faire des irritations. Je m'arrangeais pour qu'c'soit le mien en permanence. Le prétexte : i'pleure tout l'temps, j'le garde dans les bras. Et pis après, j'lui changeais juste le linge. Rien que ça et pis d'l'eau d'cologne pour pas que ma femme remarque. J'avais enfin des pensées à moi. Je le voyais verdir' légèrement, et pis il a eu d'la fièv'. Et pis un soir, quand j'étais plongé dans mes pensées, j'ai pas entendu v'nir ma femme, à cause de sa patte fol' qui fait qu'j'ai pu envie d'elle et sa voix m'est parvenue de très loin, comme si c'était plus mon affaire : "mais il est en train de pourrir !".

S'en est suivie une sacrée engueulade comme c'est pas permis, et pis elle est allée s'enfermer dans not'chambre en m'disant que j'étais un monstre. Ça m'faisait drôle pasque j'étais d'jà dans l'garage, juste en dessous et que je l'entendais d'puis en-haut, fin' j'veux dire sa voix elle descendait d'en bas. Comme j'imagine celle de Dieu. Je n'sais plus trop, avec le vacarme du séche-linge et toutes ses petites affaires étendues. De partout, j'avais froid sauf à la pointe des oreilles qu'était brûlante et les tempes qui cognaient fort. Je voulais que ça s'arrête n'importe comment. La police allait venir, j'avais pas le temps de prend'l'escabeau et la corde qui sert pour la jument de ma femme. C'est là que j'ai vu le pot. Je savais pas trop ce que ça allait faire, mais il fallait que je fasse quelque chose pour disparaître, sale assassin que je suis. Disparaître, tout bonnement, quoi. Et j'ai bu l'eau de javel. Je saurais pas décrire. Ça irradie en premier dans l'estomac et pis ça r'monte le gosier, pis la gorge. Quand vous respirez, c'est encore pire. J'ai vomi une couleur que j'avais jamais vue, et ça moussait. Pis, j'ai plus rien vu jusqu'aux urgences. Mais ça aurait pu êt' pire si ma femme avait porté plainte. Je crois qu'après tout, sa patte foll', c'est pas si grave.













vendredi 14 juin 2013

Y revenir


À nouveau, y revenir. Guérite du vigile franchie, motif venue annoncé, trouver emplacement non-réservé aux ambulances.

Là-haut, fenêtre de la chambre, inamovible cadre mémoriel et mortifère. Corps, en instance d'implosion, se tend comme il peut pour adresser un difficile et douloureux signe de main. Et cette main tremble de plus en plus. Ne saisit plus les choses, les palpe, incertaine : livrée à elle-même, autonome du reste, de plus en plus souvent.

À gauche, les fumeurs matinaux, et leurs perfusions qu'ils trimbalent, raides danseuses, les maudissant à cause des butées. Avec un peu d'imagination et de fréquentation du lieu, les parasols posés là, les plateaux repas, on peut se dire qu'on est chez le meilleur glacier de cette sorte de remblais. Manque juste l'océan. Certains portent les marées en eux quand ils ouvrent les vannes des perfusions et que coulent les produits. Les mines décharnées blanchissent un peu plus

« Attention à la fermeture des portes ». « Attention à la fermeture des portes ». « Attention à la fermeture des portes ». Ne pas entendre ça une fois de plus, préférer escalier. Laisser derrière soi ce qui, par l'imbécile présence d'un piano à queue, finalement ressemble à la salle de réception d'un sévère bateau de croisière. Qui s'enfle des sanglots d'une femme et d'un enfant. Regards anxieux et gênés dans la file d'attente. L'un des siens, peut-être, bientôt. Pour l'instant, ils tiennent encore verticaux. Ils sont attentifs au souffle des voisins, à sa démarche, à l'épaisseur du dossier. Eux moins que lui.

C'est juste en face d'ici que la toux a commencé à te faire horizontal. Sur la coursive, là. Tout le monde dans le hall faisait comme si rien. Rouge par la toux, et puis par la honte, comme ça, devant les familles du dimanche à la cafétéria. C'est comme si le brasage des métaux, tu le faisais à l'intérieur de toi pour la première fois, et que tu étais surpris. Les yeux si clairs voilés par les larmes de la douleur qui brûle à feu vif. La surprise a dû devenir certitude tout au fond. Tu n'as jamais rien dit, sauf le dernier jour. Et puis, tu as été pris au matin encore petit, tout à fait seul.

Ce dernier jour vécu qui se répétera en pensée les nombreuses fois qu'il a fallu y revenir. Mettre les pas dans les tiens. Horizontal aussi, mais plus gentiment et provisoirement, surtout. Passer devant ton couloir. Quelques fois pousser la porte et constater de l'intérieur le cadre vide. Le tableau sans sujet.

Pour le retrouver, traverser les alignements, suivre les emplacements. Grandes, petites, communes, distinctives, claires, sombres, ornées, nues, sur-peuplées, fraîchement creusées. Un cimetière, c'est un espace bien plus démocratique qu'une école municipale, par exemple. Pas de dérogation possible. Des gens de toutes extractions s'y croisent, mixité absolue. Échanges pudiques de regards sous la hauteur magnanime des cyprès. Diffèrent seulement discrètement la qualité des plaques et des écritures, la nature des penchants des disparus. Tous à l'horizontal. Pour longtemps. Et toi parmi eux.

mercredi 12 juin 2013

Pré-Tripalium

 
La voix s'échappa sans prévenir du radio-réveil, tellement lointaine qu'elle en était sépulcrale. Le débit assuré, posé, constant, s'immisçait sans doute en mille lieux. Ici comme là-bas. La voix chassa, d'abord, le silence de la pièce à coucher. Et puis, par d'invisibles ricochets, celui des autres pièces, et le silence de la rue d'en-bas, et encore sûrement aussi celui des rues adjacentes. 
 
La voix rebondit ensuite sur la tête du lit. Elle finit par atterrir dans son oreille à elle, stridente et militaire fanfare : « ensuite, notre expert - professeur d'économie à Sciences-Po - nous dira si les pistes envisagées par le gouvernement afin de soulager les bas salaires sont bien les bonnes ». 
 
Mathilde regarda son index se dépêcher de faire taire tout cela. 

Elle alla à la cuisine se faire réchauffer le café qu'elle avait préparé la veille au soir.
"Six minutes de gagnées".
C'était celui qu'elle aimait le moins, enveloppé dans du papier rouge et situé tout en bas dans les rayons.

Les réverbères dehors lui désignaient, trop explicitement encore pour l'instant, des pare-brises et des vitres gelés. Ils le disaient bien depuis quelques jours mais elle avait eu trop mal au dos pour chercher dans un des vieux cartons qu'elle avait flanqué au fin fond du placard et qui, elle s'en souvenait, contenait certainement ce gratte pare-brise que lui avait donné son frère, du temps de la famille. Lui, de l'autre côté, il doit encore dormir, et probablement d'un sommeil de juste. 

mardi 11 juin 2013

Usage et statut du matériau biographique


Récits de soi, écrits ou oraux, autobiographies, paroles d'enquêtés :
 L'usage et le statut du matériau biographique dans les sciences sociales.



L'usage fait du matériau biographique pose aux sciences sociales toute une série de problèmes, inséparablement épistémologiques et méthodologiques. En effet, le mode du récit de soi, s'il diffère en fonction des zones sociales d'appartenance du narrateur ou du locuteur, emprunte les mêmes étapes que le récit d'une histoire se déroulant dans un cadre quasi-romanesque, et se donne à voir comme un tout cohérent et conscient, avec un début et un fin.1 La question pour le chercheur est alors celle de la différenciation entre discours du sens commun et discours savant pour tenter d'objectiver cette parole mise en scène.

Avant de nous interroger sur le statut qu'il convient d'attribuer à l'approche biographique dans les sciences sociales et la sociologie plus particulièrement, il nous faut faire un retour sur l'histoire de l'introduction de « l'institution biographique »2 au sein des sciences sociales.

Webassociation avec Didier Bazy


C'est un immense plaisir, dans le cadre du projet collectif initié par L. Margantin ; que Didier Bazy a relayé hier sur son très fameux rhizomiques ; de reprendre ici avec son accord son remarquable texte sur Samuel Beckett, ce dont nous le remercions chaleureusement. D. Bazy nous montre comment Beckett ne peut qu'échapper à toutes les tentatives de captation, en renouvelant sans cesse sa recherche. Bien les prétendants soient (trop) nombreux, gageons que le prodigieux héritage laissé par Beckett restera encore longtemps sans trouver héritiers.








cap au pire beckett

 

Beckett résiste.
Beckett a résisté à faire du Beckett. Chaque œuvre, chaque phrase, chaque mot, chaque lettre, résiste à la littérature pour tracer des lignes de fuite vers le cinéma, le théâtre, la philosophie, la poésie, la logique, le sens et les sons. Seulement et simplement vers. Chaque phrasé est un personnage et inversement. Les événements arrêtés fuient de toutes parts. Un homme dans une poubelle : une vie entière. Pas d’analyse. Rien que du constat. En attendant Godot :
« – Le temps s’est arrêté… « – Tout ce que vous voulez, mais pas ça. »
« Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art soit sous la forme d’une lutte des hommes."
Deleuze.
"Celui qui ne résiste pas ne se rendra jamais"
Thoreau.
Beckett résiste.
Entre les paranos qui voient du sens partout et les cons qui jugent absurde tout ce qui les gêne, les tragédies humaines oscillent avec humour.
Décidément coincés par ce balancier, les personnages mis en scène par Beckett, comme les narrateurs singuliers de ses récits, passent leur temps pendulaire à résister plus qu’à exister, traversent l’espace non-euclidien du chaos pour créer des vies, des vies d’art, des vies de luttes. Pour se rendre.
Beckett n’a rien à voir avec l’existentialisme. Beckett n’a rien à voir avec le théâtre de l’absurde. Beckett donne à voir la simplicité du monde : cessez de vous casser la tête ! Crie le chuchotement de son œuvre.
Regardez-vous ! Regardons-nous !
Nul plus que Samuel Beckett n’a poussé aussi intensément la vie vers l’œuvre. Nulle œuvre n’a poussé avec autant de force vers la vie.
Quelle vie ?
Quelle œuvre ? Une œuvre de vie. Une vie à l’œuvre.
Des preuves ?
Beckett a commencé par se mettre à l’épreuve de la vie.
Champion dans sa tête et dans son corps, il est un élève brillant autant qu’un sportif de haut niveau. Résistant, âne de Buridan, aux déterminations d’un destin trop donné, il ne choisit ni la carrière intellectuelle, ni les olympiades officielles des corps en compétition. Un champion de jeune style Kafka. Il préfère ne pas, lui aussi, lui encore.
Le premier, et peut-être le seul, destin est familial. Beckett résiste à la vieille donne de ce jeu de cartes d’avance perdant. Le résistant doit se perdre pour gagner sa vie. Il fuit, s’éloigne et rompt. Voyages, clochardisations, dénuements. Le dernier, et peut-être le vrai, destin est politique, social, mondial.
Le nomade résiste à la soif et la faim pour trouver sa place dans la vie. Une vie qui n’appartient à personne sauf à en faire une œuvre, une vie qui appartienne à tout le monde, à nous, cet universel concret, On.
A-t-il trop entendu les sourds jugements ?
Si on le prend pour un con, il le veut bien, oui, mais pas à ce point. Pousser les effets des jugements à un point tel que ce qui reste, pas grand-chose, devienne l’orgue sans point d’une œuvre sobre à coup d’alcool, mineure jusqu’à l’expression de sa disparition, aérée à force d’étouffements. Il faut continuer. Il va continuer. Beckett continue. Beckett résiste.
Les chefs-d’œuvre sont toujours d’une simplicité extrême.
Avec le plus petit, le plus réduit, des vocabulaires, l’Irlandais préfère ne plus écrire en anglais, il produit, à grands seaux de soustractions, de diminutions, de minorations, l’œuvre littéraire la plus sobre et la plus dense qui ne fut jamais. Cela, à un point tel que les copieurs, les imitateurs, les plagiaires se sont précipités ou ont été précipités à faire du Beckett pour le plus grand bonheur de minuit. Irrésistible Beckett.
Burroughs note : « Pour la prose anglaise, Watt de Beckett est difficile à dépasser. Je n’arrive pas à suivre Beckett ; il devient tellement hermétique… Le français est une langue difficile… »
Beckett l’irlandais résiste aux sirènes de la langue dominante anglaise, pour se rendre aux complexités du français, ensemble chargé, qu’il va tailler à la manière de Giacometti : jusqu’à ce qu’il ne reste presque plus rien. L’épure n’a rien à voir avec un plan préparatoire en vue d’une édification à venir : l’épure est l’effet, le résultat, la simplicité. S’il écrit un Proust, c’est pour le liquider. Il le lit et n’écrira pas comme lui. Prout. Pour en finir avec.
Le sens de l’œuvre de Beckett est limpide : il n’y a jamais véritablement rien. Il n’y a jamais plus rien. N’en déplaisent et aux heideggériens et aux anarchistes. Et c’est ici que le plus petit espoir, tout rien étant égal par ailleurs, par delà la fatigue et l’épuisement, la paralysie ou l’enlisement, devient tout simplement, possible.
Que fait Beckett ? Sans arrêt, il pousse à bout toutes les logiques des possibles. Résister aux arrêts artificiels, conventionnels et majoritaires pour se rendre comme tout le monde, banal, dérisoire, comique. A commencer par soi, lui. Lui dont la tête et le physique aurait pu jouer tous ses rôles. Original à force d’être banal. Singulier à force de devenir commun. Bourgeois bohème à force de clochardisation.
Le moribond, le pouilleux et le gratteux. Les quasi-morts deviennent de grands vivants. Beckett avec le Parménide de Platon : il y a une essence du cheveu, de la boue et de la merde. La métaphysique et le sentiment religieux ne peuvent plus être des principes : on les trouve toujours à la fin. Quand tout est fini, la vie peut commencer.
Au commencement était le prurit. La démangeaison est première. Le grattage est éveil. Vouloir vivre revient en simple logique à poursuivre l’acte de se gratter, de gratter, de tousser, de péter, de se moucher…Les choses sont plutôt bien faites. J’essaie d’arrêter de me gratter, ça me démange encore plus. Fausse résistance. Je me rends et je me gratte jusqu’au sang, jusqu’aux os. La vraie résistance laisse être l’être du grattage.
Beckett résiste au paradoxe de toute action. Je suis toujours partagé, déchiré, écartelé : soit pressé par l’échéance que je ne manquerai pas de manquer, soit paresseux à repousser tout projet dans sa vaine vacuité. La vie est indécision. Ni hasard ni nécessité, ni liberté ni destin. Vouloir enfin ne pas décider. Marionnette sans fil.
Rien que du théâtre. Du théâtre à l’état pur.
Beckett a résisté à faire du Beckett. Chaque œuvre, chaque phrase, chaque mot, chaque lettre, résiste à la littérature pour tracer des lignes de fuite vers le cinéma, le théâtre, la philosophie, la poésie, la logique, le sens et les sons. Seulement et simplement vers. Chaque phrasé est un personnage et inversement. Les événements arrêtés fuient de toutes parts. Un homme dans une poubelle : une vie entière. Pas d’analyse. Rien que du constat. En attendant Godot :
« – Le temps s’est arrêté… « – Tout ce que vous voulez, mais pas ça. »
Résister aux mots, résister aux lettres. Ecarter les mots, déchirer les lettres pour le lire encore. Cap au pire :
« Le moins meilleur pire. Le moindre jamais ne peut être néant. Jamais au néant ne peut être ramené. Jamais par le néant annulé. Inannulable moindre. Dire ce meilleur pire. Avec des mots qui réduisent dire le moindre meilleur pire… »
Le « spinozisme acharné » de Beckett ?
Oui, il faut bien persévérer dans son vide d’être disparu pour exploser de joie sans motif.
Folie douce ?
Folie forte ?
Prenez donc un ticket de métro et regarder les gens parler, voir, assis, debout, marchant… Beckett est là. Et ce n’est pas une ombre. Vous ne rêvez pas. Il est là.


Didier Bazy.






lundi 10 juin 2013

Orthopédie IV




Ma chère Adèle,

J'ai tenté de te joindre à de nombreuses reprises, aussi je me demande si ton téléphone n'est pas en dérangement...

Hier au soir, j'ai donc décidé de t'écrire cette lettre pour te livrer mes impressions en ce début de séjour qui, contre toute attente, s'avère plutôt agréable. Le lieu, d'abord : vaste et aéré, planté un peu en hauteur au milieu d'une forêt où les chênes dominent, avant de laisser place à des vivaces et et à des herbes hautes, nettement plus en aval, quand on s'approche de la rivière. Le parc à un point culminant, d'où l'on peut entendre le vent agiter le feuillage argenté des peupliers. J'y vais souvent pour réfléchir, en retrait de l'agitation et du désordre qui règne parfois ici. Certains patients, bien que généralement très sympathiques et dotés d'une générosité de cœur peu commune, se comportent de façon réellement inappropriée ou dérangeante.

Ainsi la nuit, il y a un homme très maigre et d'âge mûr qui se promène nu dans le couloir. Il pénètre dans les chambres de certaines patientes pour leur demander une masturbation... L'incident s'est hélas tellement répété qu'une procédure de renvoi est en cours. Il y a encore un type qui, encore pendant la nuit, s'est mis en tête de déménager sa chambre pour l'arranger à son goût et à fait traîner son mobilier sur le sol. Or, il se trouve que dans un souci évident de préservation, nos quelques meubles sont cloués au sol... Le staff médical s'est ému que le type se soit retrouvé avec un marteau entre les mains et avait proprement fait des trous dans le sol pour en désenscastrer le bureau et l'armoire.

Il y aussi, et c'est, comme tu t'en doutes, le plus pénible, celles et ceux qui connaissent de fortes tentations suicidaires. Pour prévenir ce fait, nos fenêtres ne peuvent s'ouvrir que sur une amplitude de quarante cinq degrés, fixées par des équerres articulées au moyen d'une vis. Ainsi, un corps ne peut s'y glisser pour se balancer dans le vide. Parce que c'est arrivé il y a quelques années. Or, une patiente a tenter de s'ouvrir les veines du poignet, en les plaçant dans l'équerre puis en rabattant très rapidement et très vivement la fenêtre. C'est moi qui ai alerté les infirmières. J'ai d'abord entendu des coups un peu sourds et puis des râles plus forts et plus fréquents. Ils se situaient quelque part entre des spasmes d'extase sexuelle et le bruit qu'on fait quand on vomit de la bile. Quand j'ai ouvert la porte, mon regard s'est d'abord porté sur le sang qui rigolait du bout de ses doigts jusqu'au sol, et ensuite sur les petits morceaux de chair qui reposait sur l'équerre en acier, un peu comme les montres de Dali, tu te souviens ? Presque aussitôt, elle s'est jetée sur moi et jamais de ma vie je n'ai vu un regard pareil, si interloqué d'être interrompu dans ses projets d'avenir en quelque sorte. Peut-être un peu le regard d'Émilie, avant que je ne la percute.

Malgré tout, je reste positif. J'ai tout le temps de réfléchir. Quelques fois, je couche le fruit de mes réflexions dans un carnet. Le psychiatre me dit que ça peut déclencher quelque chose comme un processus « cathartique ». Je crois que tu ne me reconnaîtras pas quand tu viendras me rendre visite. Je me suis rasé la tête ! C'est plus hygiénique ici, je préfère. J'espère aussi que quand tu viendras, tu me permettras une nouvelle fois d'assister au doux et si réconfortant spectacle de ta chaude nudité.

Sois bien persuadée surtout que c'était purement accidentel. J'imagine combien il doit être difficile de perdre son enfant, mais était-ce pour autant nécessaire de m'interdire de venir à l'enterrement ?

Reste aussi persuadée de la profondeur des sentiments que j'éprouve pour toi.

Amoureusement, Daniel.


samedi 8 juin 2013

Dans les cales du monde social. Acte unique et sans terme.






« Calmer le jobard » en session collective et en face à face



La conversion des habitus ou le rêve de l'institution




Note préalable : Selon R. Castel, « Goffman [dans Calmer le jobard] explique que, dans le jeu social, il faut toujours laisser une porte de sortie honorable à celui qui a perdu. Le vaincu, dans ces conditions, ne perd pas complètement la face et peut garder une « présentation de soi » qui n'est pas totalement disqualifié, alors même que ni lui ni ses comparses ne sont complètement dupes. En revanche, les réactions de celui que l'on enfonce dans son échec sont imprévisibles et peuvent être incontrôlables – et j'ajouterai : surtout s'il ne savait pas qu'il était en train de jouer »1.


En session collective


Le dispositif Job Pour Tous est un atelier destiné à la recherche d'emploi. Les jeunes suivis par l'Espace-jeunes y sont orientés par leurs référents pour les aider à formuler un projet professionnel, à trouver un emploi, un petit boulot, une formation ou encore un contrat d'apprentissage, qui soient conformes à leurs aspirations. Job pour tous se déroule en sessions d'une durée de trois semaines, organisées par demi-journées. Les jeunes les plus dotés scolairement et qui sont jugés comme étant les plus « aptes à l'emploi », peuvent y être orientés mais seulement pour y suivre un ou plusieurs « ateliers de mise en situation ». Ces ateliers sont de plusieurs types : construction d'un « réseau » à base de rencontres, dans le cadre d'« entretiens conseils », avec des professionnels du domaine qui intéresse le jeune ; rédaction de « CV et de lettres de motivation adaptés » ; simulations de situations d'entretien d'embauche. Nous nous sommes intéressés à Job Pour Tous car il donne à voir, de par son organisation et sa durée, ce qui peut se dérouler quand les stagiaires sont envoyés dans des organismes de formation2 qui développent le même type d'apprentissages.

L'atelier se déroule dans une salle claire, dont la moitié est occupée par une grande table rectangulaire pouvant réunir un dizaine de personnes. Patricia se tient face à la table et meuble l'espace vide depuis son paper-board. Les nouveaux venus ne se connaissent pas, ils s'observent comme à la dérobée et chacun veille à mettre une place entre soi et le voisin. Spontanément, les filles se placent côte à côte. Les garçons s'appuient sur le dossier de leur chaise, les bras croisés sur leur torse. Tous jaugent Patricia et affichent des mines détachées. Patricia invite ceux des jeunes qui le souhaitent à se présenter, puis elle présente l'objectif de la session, c'est à dire « développer des stratégies pour mener à bien leur projet, quel qu'il soit », étant entendu « que les parcours de vie de chacun sont tous différents, et heureusement ». Pour être en mesure d'atteindre leur objectif, la première chose à savoir est que le marché du travail se divise en deux. D'une part le marché ouvert, « qui vient vers moi », et le marché caché qui nécessite d'adopter « une dynamique de rencontre ». Patricia révèle que le marché ouvert ne représente que 33 % du marché de l'emploi. Certains jeunes, minoritaires, sont largement surpris d'apprendre que les deux autres tiers sont constitués par les démarches personnelles ou par « le réseau » et dépendent donc de leur « capacité à aller vers l'autre ». Certains jeunes sourient de se voir présenter la recherche d'emploi comme « une rencontre désintéressée », où le but n'est pas « de se vendre », contrairement à « la croyance entretenue par l 'école, qui nous apprend à être le meilleur ». L'objectif pour Patricia est que les jeunes ne se considèrent plus des chômeurs mais comme des « professionnels potentiels ». Puis Patricia se présente comme « un chef d'orchestre mettant en place la partition jouée par les jeunes, avec les instruments proposés par l'atelier », et pour détendre l'atmosphère, elle évoque son parcours sinueux, ses enfants et sa passion pour la salsa. Ainsi la « formatrice-animatrice et maman » est parvenue à ce que les jeunes se relâchent, et commencent à échanger des sourires. Ils sont aussitôt invités à donner leurs avis. Ali (cf. infra), 19 ans et sans diplôme, sa casquette vissée sur la tête et mâchonnant un cure dent, s'est considérablement relâché et prend le premier la parole : « les gens (les patrons) me ferment la porte, y croient que je ne suis pas motivé ! Moi, j'y crois plus ! Alors je me dit  « vas-y ferme ta porte, je pète ta vitre ! Y a rien pour moi ! ». Leïla, licenciée en AES, confirme le constat, de façon plus conforme et policée. Patricia entre alors dans un discours d'euphémisation et de psychologisation des rapports sociaux. Si elle reconnaît ne pas avoir de prise sur les facteurs extérieurs, il importe de ne pas « céder à la colère », que tout est une « histoire de cheminement, qu'il faut savoir tourner les petits boutons qu'on a dans la tête, quand on a un petit caillou dans la chaussure, il faut pouvoir se décider à l'enlever et ne pas continuer à marcher avec ». Ali finit par admettre : « j'ai fait le teubé, y avait des patrons bien ». Comme nous le montre clairement cette anecdote, cet atelier est le lieu où il s'agit de convertir les jeunes aux exigences croissantes d'un marché de l'emploi saturé. Ces derniers n'ayant bien souvent que de faibles ressources professionnelles, acquises dans un cadre scolaire pour ceux qui sont dotés de titres professionnalisant, cet atelier vise à leur faire entrevoir des savoir-être conformes, à défaut de posséder de solides savoir-faire qu'ils pourraient convertir rapidement sur le marché de l'emploi. De plus, le discours tenu par l'animatrice, de façon constante, vise à gommer la relation asymétrique entre ces jeunes et leurs employeurs potentiels. Transformer comme nous l'avons vu, la série de ressources négatives détenues par Ali ; à savoir une immigration récente, une sortie précoce du système scolaire, son absence de qualification professionnelle, sa prise en charge par l'équipe de prévention d'un quartier populaire stigmatisé en « caillou dans la chaussure », nous semble être le fruit d'une vision du monde où « tout est toujours un peu relatif », travaillée par des normes contradictoires : celles d'un marché du travail d'une part, pris dans une spirale toujours plus concurrentielle et n'offrant que des positions subalternes, et celles d'un dispositif comme Job Pour Tous, d'autre part, qui vise à transférer des dispositions individuelles sur un plan professionnel. Il nous semble permis d'affirmer que, dans une certaine mesure, il concourt, pour reprendre les termes de Goffman, à « Calmer le jobard »3. Ainsi, l'atelier peut participer de la construction d'un statut de substitution à celui du salarié classique, que les jeunes présents n'ont que rarement tenu et ne peuvent donc faire que comme si ils allaient l'occuper, encouragés par la « modératrice » qu'est Paricia. Par exemple, Ézéchiel, venant de La Réunion, âgé de 20 ans et titulaire d'un CAP Cuisine, possède une maigre expérience professionnelle. Il n'a travaillé en cuisine que dans le cadre de son apprentissage. Là-bas, il a  réalisé des stages dans deux hôtels-restaurants. Le jeune homme est éligible à un CAE4 et a entamé des démarches, aiguillées par les contacts de Patricia, auprès d'un restaurant d'insertion. Le jeune et la formatrice présagent une issue favorable. Lors de la simulation de l'entretien d'embauche, l'animatrice joue le rôle du directeur de la structure. Tout le groupe assiste à l'entretien, afin de pouvoir émettre des avis et des conseils. Dès les premières questions, Ézéchiel se montre hésitant, il n'articule pas, ne finit pas ses phrases, ou les ponctue par des rires. Très vite, quand Martine le questionne sur le maniement des ustensiles, le jeune homme raconte qu'il s'est déjà blessé deux fois avec un couteau, étant volontiers « maladroit (rire)». Patricia adopte alors le rôle du patron méfiant et fait comprendre à l'aspirant travailleur qu'il est bien mal parti s'il continue sur cette lancée. Décontenancé, celui-ci se mure dans un silence embarrassé. Elle lui fait alors raconter ses impressions à son arrivée en France, et se montre pleine d'empathie quand le jeune lui confie le rythme soutenu de travail exigé en France. Il ajoute que n'aimant pas travailler dans le stress, il a déjà « cassé des piles d'assiettes ». La formatrice, jouant toujours son rôle d'employeur, précise alors que outre l'emploi en cuisine, elle cherche à recruter quelqu'un sachant par ailleurs « animer ». Le jeune amateur de théâtre et de danse qu'est Ézéchiel lui répond qu'en effet, à l'occasion d'un spectacle de fin d'année à l'école, il a joué le rôle d' « un gars dans une histoire d'amour » (Roméo) puis s'empêtre dans la prononciation de Shakespeare. La simulation prend fin et les autres jeunes sont invités à donner leurs avis sur la prestation de leur camarade. Les avis sont unanimes, Ézéchiel a « tout déchiré » et si sa candidature n'est pas retenue, « c'est vraiment pas juste ». Le jeune homme est ravi. Nous avons recroisé Ézéchiel quelques mois plus tard, il n'avait pas été recontacté par le restaurant et venait de passer des tests d'habileté au Pôle Emploi pour être commis de cuisine pendant la saison. Le jeune homme pensait n'y avoir pas été « assez rapide ». Après cet atelier, nous avons également croisé Sophie, titulaire d'un BTS de secrétariat, qui nous a confié « s'être faite jetée de partout, et qu'au bout d'un moment, ben ça fait vachement de bien de voir qu'on est pas complètement nul et qu'on sait faire plein de trucs. Ça donne la pêche. »


Ainsi, ces jeunes, réputés par leurs conseillers « proches de l'emploi » et à qui ils ne manqueraient que de savoir y mettre les formes, se voient ainsi proposer « une chance supplémentaire de se qualifier pour un rôle » professionnel qui se dérobe pourtant toujours devant eux. Mais à travers les propos de la jeune fille, nous pouvons voir comment l'une des fonctions, si ce n'est la principale, de l'atelier est de participer à la « consolation (…) des espérances » professionnelles de ces jeunes.



En face à face :



Ali (cf. supra) a donc 19 ans et n'a pas de diplôme. Il vit chez sa grande sœur avec qui la cohabitation se passe mal. Très tôt le matin, il rejoint « les autres galériens de N.» pour « traîner ». Il a régulièrement des altercations avec ses pairs de dispositifs et les encadrants. Il souhaite intégrer un corps militaire d'élite mais refuse de faire soigner sa mauvaise santé. Pour sa conseillère, « c'est même pas la peine de passer les tests physiques ». La professionnelle va alors se saisir de ce problème puis dériver sur les fortes contraintes exercées par la hiérarchie militaire, contraintes qui sont aussi présentes « dans la vie ordinaire ». Les tests d'aptitude ne se déroulant qu'en avril, Ali doit donc « s'occuper et trouver un petit boulot » en tant que livreur de pizza. Il constate laconiquement qu'il n'a aucun diplôme et pas de moyen de locomotion. La professionnelle se saisit alors de l'occasion et aborde la question des savoir-être :

Martine : Tu sais les employeurs (...) mais ils regardent aussi le comportement. Ça, on en a aussi longtemps parlé. Donc si en entretien tu montres que tu es motivé, que tu as envie (ton appuyé), que tu veux travailler...C'est quoi le problème ? À ton avis (Ali sourit, rire de la conseillère) ? On en a parlé souvent.

Ali : (silence de quatre secondes). J'sais pas, on dirait que je suis pas motivé...



Les sourires du jeune et de la conseillère laissent voir qu'il s'agit là d'une scène récurrente entre eux et que le discours qu'elle lui tient à été suffisamment incorporé par le jeune, qui peut ainsi lui donner un gage de sérieux minimal . La conseillère lui rappelle alors les « retours » positifs à l'issue de ces stages de maçon et fait valoir les aptitudes de Ali à se lever le matin malgré les difficultés qu'il connaît, ce dont d'autres jeunes s'avèrent incapables. Elle livre à Ali que s'il peut se comporter légèrement avec elle ou avec son éducateur, tel n'est pas le cas avec un employeur potentiel. Nous pouvons lire en creux du discours de la conseillère, une sorte de propédeutique discursive visant à ce que le jeune se prépare à des interactions diversifiées, éloignées de celles qu'il peut connaître au quotidien :



Martine : ...ta vie sociale, il s'en fout. Tu vois ? C'est pas son problème, à l'employeur. Un employeur, il se fait une idée sur quelqu'un les deux premières minutes où il l'a dans son bureau (…) « ah ben lui, il sert la main d'un façon tellement molle, que il va être à la ramasse tous les jours, donc je vais pas le prendre ». Ça peut s'arrêter là !



À la fin de l'entretien, Ali, qui en contrat CIVIS, est éligible à un CAE. La conseillère le charge de « s'informer » sur ces offres spécifiques de contrats et l'inscrit à Job Pour Tous afin qu'il trouve un « petit boulot en attendant avril ».

Angélique, 22 ans, en « rupture familiale », a quant à elle été orientée vers l'institution par une assistante sociale du CROUS5. La jeune fille touchait une bourse de l'enseignement supérieur jusqu'à ce qu'elle abandonne sa deuxième année de BTS. Elle travaille au noir quelques heures par semaine dans un restaurant d'un autre département et n'est pas inscrite comme demandeuse d'emploi. Le coût de ses trajets pèse dangereusement sur son maigre budget. Elle suit par correspondance des cours privés pour devenir décoratrice d'intérieur. Elle ne relève donc pas du CROUS. Après des incompréhensions réciproques, très vite la conseillère constate « qu'elle ne va rien pouvoir faire », la jeune fille étant considérée comme lycéenne au sein d'une école privée, non reconnue par l'État.

La jeune fille émet alors le souhait de trouver une formation par alternance dans le domaine de la décoration. La conseillère lui dit qu'elle ne peut-être rémunérée puisque sortie de formation initiale dans l'année, ce qui constitue, selon la conseillère « une contrainte hallucinante ». Angélique réplique alors vivement :

Angélique : C'est pour ça que j'ai arrêté mon BTS (en Économie sociale et familiale, débit vif et rapide). Pour éviter d'être à votre place et dire des choses aussi aberrantes (léger rire, forcé), vous voyez...



La conseillère précise qu'il s'agit d'un choix politique de la région et conseille alors à la jeune fille de vite s'inscrire à Pôle Emploi et de travailler quatre mois pour « attraper le statut de demandeur d'emploi indemnisé ». La conseillère se livre alors à une sorte d'activisme professionnel en proposant toutes sortes d'emploi (restauration, jardinage, téléphonie) et de « tuyaux » (Forum des emplois saisonniers, recrutement massif ). Elle lui fait également partager ses visites dans les plus grandes entreprises qui recrutent dans le bassin d'emploi et opère de fines taxinomies sur les modes de recrutement, les conditions et le rythme de travail, les moyens d'optimiser les chances pour la jeune fille d'être retenue. Il s'agit alors pour la conseillère de mettre en scène l'étendue des réseaux de l'institution en partageant, sur un mode proche de la complicité, ce que seuls les initiés peuvent savoir des « coulisses ». Étant parvenue à faire oublier les différentes incompatibilités statutaires, la conseillère la fait revenir sur sa rupture familiale6. Angélique revient sur ses mauvaises relations avec ses parents, sur son sentiment d'être la mal-aimée de la famille. Sur sa mise en internat à l'âge de douze ans dans une MFR où elle a été agressée sexuellement. L'entretien se clôt sur l 'évocation d'une psychotérapie familiale par la conseillère et sur le « beau parcours » d'Angélique, passée « d'une MFR à un BTS (très sélectif) ». La jeune fille est invitée à appeler la conseillère si elle trouve que « ça n'avance pas ».



Nous voyons ici de façon exemplaire, comment l'encadrement juvénile est amené à reporter son impuissance professionnelle sur les mauvaises dispositions personnelles de leur public, et non sur les causes structurelles qui peuvent le cas échéant, conduire ces jeunes à épouser des carrières de « stagiaires perpétuels »7.  Il nous est alors permis d'apercevoir à quel point il est problématique - pour ne pas dire illusoire - pour l'institution de se livrer à un travail de conversion des dispositions dans un contexte plus général, sinon disqualifiant, du moins défavorable.



1R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995

2Selon Xavier Zunigo, c'est lors de ses périodes en centre de formation que se fait le véritable travail de conversion des dispositions, La gestion publique du chômage des jeunes de milieux populaires. Éducation morale, conversion et renforcement des aspirations socioprofessionnelles, sous la direction de G. Mauger, EHESS, 2007

3Goffman E., "Calmer le jobard : Quelques aspects de l'adaptation à l'échec", in Le parler frais d'Erving Goffman, Minuit, coll. Arguments, 1987. Les citations suivantes en sont également issues.

4Contrat d'aide à l'emploi

5Ce qui montre bien que même parmi les professionnels de l'action sociale, l'institution demeure mal identifiée.

6On voit bien ici comment la conseillère tente « d'accrocher » la jeune fille, en recourant à ce que V. Dubois nomme « la personnalisation des procédures ». V. Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Economica, 1999.

7X. Zunigo, Ibid.

mercredi 5 juin 2013

Webassociation avec L. Margantin et C. Favre



Dans le cadre du beau projet collectif  initié par L. Margantin, nous reprenons un de ses textes présents sur Oeuvres ouvertes. Un texte sans fard, sans faux et clinquants "effets de réel", attentif qu'il est à restituer les attributs d'un univers mental à travers des indices photographiques.



Le papier peint à fleurs roses

Que font-ils là devant le papier peint à fleurs rose ? Eux aussi sont roses, une petite troupe dont je reconnais chacun des visages (roses donc). La petite robe en laine et aux deux pompons du bébé au bout du bras de la grosse tante à gauche est aussi rose. (Curieux, le bébé qui semble tenu par ce bras comme une marionnette, d’où sa tête comme artificielle, les yeux pareils à des boutons.) Toute la scène est rose dans ce coin d’appartement où il y a une fenêtre donnant sur un monde gris. Monde gris de la cour immense de cette barre HLM, de ce ciel immense au-dessus de la barre HLM. Mais roses les visages, rose la robe du bébé, rose le papier peint à fleurs, dedans tout est rose. Leurs bouches même semblent dire des mots roses, quels étaient-ils au moment où il appuyait sur le déclencheur, de l’autre côté ? Des bêtises comme souvent lors de photos de groupes. Des bêtises qu’on devine encore sur les sourires roses. Des mots semblent encore s’échapper de leurs lèvres rouges, elles. (On croit se rappeler ces mots.) Oui, de cette diapo ressort une combinaison de sourires roses sur des lèvres rouges, libre combinaison. Sourires roses sur des lèvres rouges parfaitement ajustés au papier peint à fleurs derrière, en combinaison libre. Sans parler des robes aux motifs de papier peint, encore des spirales, des formes en cascade, et même si les couleurs des robes (l’une noire, l’autre verte) n’harmonisent pas avec le papier peint rose, ô jets de couleurs, ô figures indescriptibles, je ne sais pas finir cette phrase ! Et puis cette petite main, rose bien sûr, accrochée à un bras qui, par sa position, pourrait être celui de la grosse tante, mais est en fait celui de la petite tante au milieu du groupe, tête fixant l’objectif les yeux narquois, main posée dressée sur la tête de l’oncle moustachu qui fait une figure d’imbécile à quoi prédispose la photographie, toute une combinaison de gestes, de figures et de couleurs tournoyant dans le rose des peaux et du papier peint, toute une architecture d’yeux et de lèvres rouges (ah, des joues et des nez rouges aussi !), la vie du papier peint comme mis en lumière par ces corps assemblés, animés par une harmonie secrète, inconnue que suggère la diapo.
© Laurent Margantin _ 9 novembre 2011






Reprenons également un texte de C. Favre, qui ne se donne pas assez à lire. Autant certain-e-s étalent leur incontinence hélas toute scripturale, autant C. Favre distille trop rarement son écriture, si puissante et singulière qu'on finit par ne plus seulement la lire mais aussi - surtout - à l'entendre.


Notes d’écriture_borderlines (2)

































 . monter à la phrase
. toute phrase est nouvelle
. comme à une paroi d’écho hasard et échappées
. sacs et pics de terre déplacés
. partis-pris implicites
. lieux communs comme comme dit Aristote qu’on déploie
. pour arguments sans mettre en question
. une phrase n’est pas une formule à négocier ou
. seulement monter à la phrase
. en court-circuits
. austères
. la montée Avec le poème. Dans le poème.



. écrire à la trace
. ponctuation partition
. qui fonde quoi
. la Russie pour Mandelstam est Phèdre-la-nuit
. trafiquer quelque chose
. désorienter
. entre les mots et les choses
. monter à risque
. dire
. nommer parade mais
. dire
. en chaos du passé dire
. dire
. et que personne
. dire
. Être en vie : toute comparaison serait vaine.


. à la phrase monter
. vous avez là un cheval qui avec vos noms
. avec vos noms de peintres de poètes vos muscles
. avec vos conjonctions vos poumons et vos signes
. avec vos verbes somme toute pas tant cohésifs
. d’une volte d’un dépouillement
. la conjugaison ne compliquerait-elle pas tout
. sans vergogne écrire un cheval qui
. l’obstacle déjoue la circulation des formes
. monter au monde grandi par
. monter au risque de monter à faire de la phrase
. ne pas éviter risquer jouer jeu et pire
. qui reflue à la bouche




Illustration : dessin de Frédéric Dupré
© Claude Favre _ 8 avril 2013