jeudi 26 novembre 2020

L'écriture au coeur du chômage de J.F. Laé et N. Murard

                                                                                                           

La clandestinité est un sentiment intérieur qui étreint nombre de demandeurs d'emploi, quand les portes des employeurs se ferment devant eux et quand, double pleine inique, il faut se retrouver à se justifier sur le seuil des institutions de gestion du chômage, que certains voudraient bien faire passer pour des ambulances sur lesquelles on ne peut pas tirer. Et si, cachés par la pointe des courbes mensuelles, étayées en catégories, se trouvaient bien plutôt de redoutables brise-glaces, sectionnant les parcours et rompant les derniers amarres d'une toute relative stabilité ?

C'est ce que nous montre Jean-François Laé et Numa Murard dans Deux générations dans la débine, magnifique bouquin tiré de deux enquêtes sur les habitants des quartiers populaires à la périphérie de Rouen, réalisées à trente ans d'intervalle.


Écrire pour prouver qu'on est actif, avec des preuves à l'appui, écrire son recours, pour justifier de ses pannes, de ses empêchements, ou encore , écrire pour pour garder un lien ou une inscription : voilà le nouveau défi.

L'écriture au cœur du chômage


Sur la chemise administrative cartonnée encore fraîche, au côté du nom et du motif de la comparution, on observe un petit coup de crayon noir, une notation nerveusement griffonnée : « maintien de la décision ». Nous sommes dans la commission de radiation de la Direction du travail qui, chaque semaine, radie provisoirement ou totalement les chômeurs qui n'ont pas respecté les règles de contrôle, qui ont « triché », omis de déclarer quelques subsides, superposé des dates incohérentes.
Environ vingt cas sont soumis à l'examen de chaque séance. C'est un petit tribunal qui auditionne les chômeurs, ceux-ci ont la possibilités de se défendre et devront répondre de leurs actes : « Pourquoi étiez-vous absent aux trois rendez-vous obligatoires ? Vous avez refusé deux stages successifs, pour quelle raison ? Vous avez déclaré ne pas travailler, or vous faites de la peinture au noir d'après le maire de votre commune, qu'en est-il ? On vous propose du travail, et vous ne vous y rendez pas ? Vous vous présentez un simple ticket de bus pour justifier de vos recherches, mais cela ne suffit pas, c'est pour faire vos courses, non ? Notre conseiller cherche à vous joindre par téléphone, et vous ne répondez pas ? »
Les fautes mineures tombent en cascade. Les quelques hommes qui se présentent à l'audition sont stupéfaits. Nous accompagnons Pierrot, les mains pleines de cambouis, l'air un peu perdu, qui raconte une histoire hésitante : la Mobylette en panne, la lettre de convocation jamais reçue, les voisins malveillants qui ont cassé la boîtes aux lettres.
[…] Après l'audition, la secrétaire lit sa lettre à voix haute. Les commentaires se prolongent sur les Mobylette, la vie à la campagne, les voitures en panne comme prétexte, la faible employabilité de monsieur Pierre Cheval – « en plus, avec ce nom ! Il devrait courir vite ! ». Rigolade. Un membre syndicaliste s'offusque mollement, « c'est un pauvre type paumé », et sur cette risée, le verdict tombe, trois mois de suspension des allocations : « Ce n'est qu'une suspension provisoire, s'écrie joyeusement la secrétaire, c'est pour qu'il comprenne qu'il doit faire des efforts. Mais c'est quand même un brave type, il est venu jusqu'à nous. »

[…] Entre deux auditions, la présidente de séance donne à lecture une nouvelle lettre. À voix haute, elle détache les mots, déchiffre, revient en arrière et s'interrompt avec une moue perplexe.

Madame, Je vous écris car je me suis présentée le 26 août pour un contrôle de l'employé et vous m'envoyez une lettre comme que vous risquiez de me supprimer l'aide spécifique de solidarité, j'ai travaillé pendant 21 ans dans la même usine j'ai été voir des maisons intérimaires à Rouen, j'avais demandé une formation de transport en commun on m'a répondu que ça coûte trop cher j'ai été des grandes surfaces pour savoir s'il y avait du travail on m'a dit pas pour l'instant et des autres usines. Toujours la même réponse à l'APME faut avoir en main un BAC ou CAP. Je souhaite faire une formation de cariste, mais vous allez me dire que ça coute trop cher. Ça me plairait aussi de travailler pour la commune pour livrer des plats chez les personnes âgées et faire du jardinage espace vert. Comment faire ?
Mais en usine je peux pas car je fais une insuffisance cardiaque. Voici mon certificat médical.
Veuillez agréez Mme mes sincères salutations salutations distinguées.
Emilie Namjhic

Les représentants syndicaux prennent la parole en soulignant que l'absence de diplôme est un handicap certain : « Cela se voit à son orthographe, en plus. – Elle est paumée, cette femme. – Elle ne sait pas ce qu'elle veut, être cariste, dans un milieu d'hommes, elle n'est pas sortie de l'auberge ! – Elle serait mieux dans une cantine. – C'est surtout qu'elle ne comprend pas ce qu'on attend d'elle, qu'elle vienne dans nos services quand on lui demande. C'est terrible de ne pas comprendre ça. – Après 21 ans d'usine, à son âge, cela devient difficile, mais il faut sanctionner pour qu'elle comprenne enfin qu'elle est au chômage avec des obligations ! »


Sans retenue et avec de vifs ressentiments, les chômeurs exposent leur cheminement pour comprendre ce qui se passe pour eux, les affronts répétés lorsqu'ils demandent des explications. Ce sont souvent des demandes d'aide, des demandes d'éclaircissements, mais surtout des demandes de soutien et de compréhension. Dans la lettre suivante ici retranscrite, l'affront consiste à ne pas accuser réception des lettres venant de l'ANPE. Cette femme tarde à répondre tant son esprit est occupé par son licenciement. Un mois après, elle réagit. L'entame de la lettre est claire : « C'est avec un énorme mal-être que je vous écris pour solliciter votre aide. » Tout est dit dans le ton, cela va très mal et vous êtes mon secours. Dans une forte solitude depuis son licenciement, cette femme soudeuse – ce qui est très rare – relève la tête dans un murmure de désapprobation avec son certificat de qualification en main. Elle s'adresse, au-delà de l’administration, à tous les juges, à la société tout entière : « Veuillez, Madame, Monsieur, être les juges des gens qui ne demandent qu'à être payées correctement pour avoir une vie correcte. » Elle dénonce, donne des noms, rend compte des interactions méprisantes, les sourires en coin. Elle sait qu'il est trop tard, mais veut que l'injustice soit dite.

Mme Lenoir Céline, 20 novembre 2008

Madame, Messieurs,
C'est avec un énorme mal-être que je vous écris pour solliciter votre aide. Vous me radiez du chômage parce que je ne suis pas venue à des rendez-vous, mais c'est que je suis en conflit avec mon ancien employeur. Il m'a licencié comme un malpropre et il me prend la tête. Alors j'ai pas le temps.
Vous devez savoir qu'en février 2008, je suis entrée par agence d'intérim chez la maison Dorure. en tant que soudeuse. Taux horaire : 8 euros 50 sans rien d'autre. Mon premier chef, Monsieur Georges, m'a appris à souder car je n'y connaissais rien.
De plus en plus, ce métier me plut, surtout que l'on m'avait fait miroiter un CDI, et comme beaucoup, c'est ce que j'attendais.
Pendant trois semaines de travail, sans aucun vêtements ni chaussures de sécurité, mais avec les miens en propres, je travaille et Mr Georges augmente mon salaire de 0,20 euros. De 8euros 50, je passe à 8 euros 70.
Début avril, après s'être entretenu avec la boîte intérimaire Eden, Mr Georges a « réussi » à me faire entrer en formation soudure à Rouen. Pendant un mois, je fais le trajet, 85 km, tous les jours pour un taux horaire de 8 euros 50 sans frais de déplacement.
Malgré cela, j'aime ce que j'apprends en formation, et je sors de ce mois de formation diplômée d'un Certificat de qualification Soudeur.
Puis je réintègre l'entreprise Dorure, en passant par l'intérim Eden, et je demande si, avec cette qualification, mon salaire va augmenter ? Réponse : pas avant 18 mois de « preuve de travail » chez Dorure. Donc 18 mois à rester à 8 euros 90 (8 euros 90 par rapport à l'augmentation du SMIC durant juillet 2008). Sans plus de prime quelque soit, ni vêtements de travail, ni sécurité, ni prime de panier, ni déplacement, rien de ce qui pourrait m'aider en fin dechaque mois.
Mais problème : si Dorure avait toujours besoin de soudeur – sans vouloir dépenser plus pour ceux ci – pourquoi cette société décide de ne pas donner les diplômes directement aux personnes concernées ?
Malgré la joie qui était mienne d'avoir pu « monter au créneau » et mettre « délivrée » du carcan « Dorure-Eden », il me restait encore quelques failles à résorber.
Un collègue de la Soudure par point me demande la semaine d'après si j'ai des questions a poser au Comité d'Entreprise ! Personnellement, plutôt deux fois qu'une !
Où sont les diverses primes auquel les intérimaires ont droit ? Aucune réponse. Pourquoi, un intérimaire soudeur venant d'arriver était au même taux horaire que ceux diplômés (soit 8, 90 euros) ? Aucune réponse.
A quand les CDI que l'on nous fait miroiter, malgré les preuves de travail que l'on nous a demandées ? Aucune réponse.
Malgré que ce n'était pas à moi – ouvrière de bas-étage, mais très bonne soudeuse selon les échos arrivé aux oreilles de Mr Lerron – de former ce gosse sur ce genre de pièces à souder, je le fis quandmême par esprit d'équipe (car contrairement à d'autres, moi je l'ai) tout en lui donnant mon ventilateur à cause des fumées nocives.
Parce que pour cela aussi, nous devions nous débrouiller pour respirer en soudant : par apnée pour les petites soudures. Nos postes de travail étaient dépourvus d'aérations obligatoires, nous nous débrouillions pour respirer malgré les fumées toxiques et les poussières métalliques qui volent autour de nous.
Le vendredi matin, je demande gentiment à mon chef, s'il était possible d'avoir « une augmentation de salaire ». Sa réponse ne se fit pas attendre, JE ME FAIS LICENCIER.
Voyez mesdames, messieurs, malgré tout cela, j'aime toujours le métier de soudeur, mais je me retrouve au chômage. Et vous me demandez trop de rendez-vous. Si vous me coupez, je ne sais comment, je vais pouvoir payer mon loyer de novembre et ainsi de suite, factures et cadeaux de noël à mon fils.
Je vais avoir 34 ans et j'ai un fils de 10 ans que j'élève seule ? Sans pouvoir lui offrir ce qu'il voudrait, que ce soit une sortie au Mac Do, cinéma ou expositions. Rein, même pas de PC, ni d'internet, rien.
Veuillez, madame, Monsieur, être les juges des gens qui ne demandent qu'a travailler correctement pour avoir une vie correcte. Sincères salutations.



Un torrent d'énergie et de révolte traverse l'écriture, les promesses non tenues, les chefs qui abusent, un autre qui insulte, et l'agence d'intérim qui joue de la précarité du statut de cette ouvrière […] Dans son esprit, le chômage est second. Es contraintes et les contrôles lui passent par dessus-la tête, tant elle reste attachée à son licenciement, aux promesses d'un contrat indéterminé. La commission réunie discute de ce cas comme d'une affaire exemplaire, la malchance d'être traitée ainsi. Les représentants des syndicats et employeurs considèrent que les boîtes intérim abusent légèrement, et qu'il faut lui donner sa chance. Ils votent pour la non-suspension des droits, exceptionnellement, en demandant qu'un courrier lui parvienne pour lui adresser un simple avertissement.
[…] La prise d'écriture se fait sous l'emprise de l'abattement, faut-il le dire ? Que l'on parvienne plus ou moins à écrire, que l'on maîtrise plus ou moins l’orthographe ou la grammaire, que l'habileté à formuler soit plus ou moins prégnante, la lettre griffonnée sera vite expédiée pour défendre son honneur. Certaines écritures sont difficiles, grosses d'erreurs, de fautes d'expression, au point de se confondre en excuses et remerciements. Parfois, c'est l'enfant qui écrit à la place de la mère, la sœur à la place de son frère. C'est la signature qui révèle les deux auteurs, le graphisme détone avec les courbes bien formées des mots. L'expression est souvent malaisée, en une phrase tout est dit : « Je n'ai pas pu me déplacer ce jour là – J'étais malade à la maison – J'avais un rendez-vous – Je cherchais du travail dans la ville de Saint-Aubin. » Et en plus les auteurs sont convaincus malgré cette imprécison que le mot suffira pour retrouver des droits.

Après avoir perdu son emploi, le collectif de travail, la possession de droits attachés à celui-ci, le niveau de salaire, l'honorabilité qui en découle, la dégringolade économique se poursuit inexorablement et suscite rage ou aigreur. Il y a urgence, et c'est elle qui fait prendre papier et stylo Bic.


Juin 2005
Madame,
J'ai bien reçu votre courrier sur l'offre d'emploi que j'ai refusée. D'une part, j'ai été mal reçu par le monsieur qui s'occupe de l'ANPE d'Elbeuf. Il n'a pas regardé que j'ai une femme et 2 enfants à nourrir. Il m'a radié immédiatement et n'a rien voulu entendre. Qu'est-ce que j'ai fait ? Je n'ai pas été à ce travail car c'était trop loin pour moi et je n'avais pas de voiture pour y aller. Ce n'est pas avec les 450 euros par mois de chômage que je peux me permettre de faire quelque chose. Si vous pouvez rendre mon dossier, en vain ; et me régler à partir du 13 juin jusqu'au 30 juin, ce serait pour moi un bon cadeau, car la vie est tellement dure quand on est au chômage. Vous pouvez pas me supprimer comme çà. Je vous remercie d'avance.
Veuillez agréer, Madame, L'expression de mes sentiments distingués.
Robert Tatian


Protester absolument, « vous pouvez pas me supprimer comme çà ». Oui, entendez bien, c'est moi que l'on supprime en même temps que la prestation chômage, c'était le dernier économique qui faisait tenir la maison.


Jean-François Laé, Numa Murard, Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière, 2012, Bayard.

Des enregistrements au domicile des individus, pendant l'enquête ici

dimanche 8 novembre 2020

Mathilde

 Mathilde se présenta devant la porte du bureau des assurances, bâtiment typique des années soixante-dix posé là, comme une énorme verrue autour de laquelle avaient éclosent de plus petites. Puis, plus loin d'autres verrues, toujours. Les unes sur les autres, décalque peu baisant s'offrant aux regards souvent fuyants des visiteurs plus ou moins précis de cette cité administrative. Mais, au milieu de ce matin naissant, tenaillé entre par la grande masse noire de la nuit et le blanc du givre  se maintenant et allant partout s'étendre, avec son inclinaison à quarante cinq degrés qui abritait le hall d’accueil, le bâtiment évoquait cette fois, à l'œil attentif, un énorme brise-glace. D'une indifférence et d'une patience absolues. Tout entier occupé à faire craquer l'obscurité avec pour seul auxiliaire la petite lueur qui crachotait depuis le bureau du veilleur de nuit, et lequel apercevant Mathilde, appuya sur le bouton. Les deux parois de verre s'ouvrirent dans un chuintement caoutchouteux et elle entra.

Le vieux veilleur se leva et lui sourit. Il s'étira brièvement puis caressa le sommet de la tête du berger allemand - race peu à peu gommée de nos rues mais persistante dans ce milieu professionnel - qui le suivait toujours comme son ombre,  puis éteignit sa télévision à peine plus grosse qu'un poing de boxeur. Il déposa un gobelet fumant sur un coin du bureau d'accueil.
« Avec un sucre, c'est bien ça ? Allez d'abord badgez, va. Je suis une vraie tombe, vous inquiétez pas pour ça ». L'ancien militaire semblait désireux de rompre lui aussi l'enchaînement des heures silencieuses, entrecoupé seulement par les jappements de curiosité du chien.
« On s'est encore bien baladé dans tous les étages avec Sultan, c'est pas vrai ? Ce chien, il passerait sa vie à gambader dans les bureaux. Moi, j'aime pas trop ça, les bureaux. Mais Madame, que voulez-vous, je suis où on m'a mis ».
Mathilde attendit que le café refroidisse sinon la langue allait aussi brûler en plus des mains. Le veilleur s'enhardit dans la conversation en voyant que Mathilde demeurait là, prête à l'écouter.
« Je voyais tout à l'heure un reportage. Il paraît, Madame, que les cadres supérieurs constituent une profession démoralisée ! Vous avez bien entendu : ces messieurs-dames, des professions intellectuelles et supérieures... d'après ce que j'ai compris, ça concerne aussi les enseignants, mais eux, ils ont l'air moins supérieurs, si j'ai bien suivi... parce que c'était pendant le ventre mou de la nuit, celui où je m'évade un peu et que je repense aux tropiques, où j'ai été dans ma carrière de militaire... Bref, ces messieurs-dames des professions supérieures ont le moral dans les chaussettes ! Et le sociologue, c'était un sociologue qui était interrogé, et j'aime bien les écouter moi ces gens-là, même si des fois ils ont l'air dans la lune, vraiment, et bien ce monsieur, qui est Professeur des universités, vous dire un peu l'érudition, il disait que c'était pas près de s'arranger pour ces messieurs-dames. À cause, entre autres, de l'organisation du travail qui faisait qu'ils ramenaient de plus en plus de travail à la maison, et puis que, forcément, ça restait tout le temps plus ou moins dans un coin de leur tête. Et que, dans le futur, ben ça n'était pas sans produire des effets sur l'organisation de la famille, de l'éducation des enfants, même sur les loisirs. « Produire des effets », vous trouvez pas que c'est judicieux comme expression ? ».
Mathilde but le fond du gobelet et tenta de lui sourire.
« Moi, il y a qu'une chose qui m'a chagriné. C'est que je me suis dit en moi-même, en cherchant bien : et toi, es-tu démoralisé ? Et vous, madame ? Et votre jeune collègue, là, qu'est pas très gracieuse ? Elle, à coup sûr, elle doit souvent être démoralisée. Moi, vous, elle : on est nous aussi démoralisés, tout pareil. Mais ça, le Professeur, il en a pas parlé, comme s'il se tenait au bord du problème. Parce que moi, je vais jusqu'au bout et je dis, j'affirme, j'endosse même : moi, vous, elle et tant d'autres, nous sommes, par ricochet je dirais, les professions inférieures, les invisibles, ceux de la nuit, qui œuvrent loin des regards, discrets et polis. Mais sérieux, consciencieux au possible, tout pareil que ces messieurs-dames. Mais le monde s'en fout de notre pauvre condition de pas visibles. On est sur le pont, moral ou pas, pendant qu'ils roupillent encore, que bientôt ils s'étireront mollement, en pensant à leur profession supérieure. Peut-être même qu'ils en on fait des cauchemars, qui sait ? Et nous, quand ils arrivent, on n'est déjà plus là. Tenez, moi j'en fait encore des cauchemars, il y a toujours l'Afrique dedans. Parce que j'y ai été, quand j'étais militaire. Bref, tout ça pour vous dire, madame, que notre moral à nous, ça préoccupe que nous-mêmes. Le reste du monde s'en fout. Surtout là-haut, dans les bureaux, les ministères, les parties. Un mot encore, et je vous laisse travailler... mais tout ça c'est parce que je suis seul des nuits entières, à guetter pas grand chose, et que j'ai personne à qui parler pendant que je pense à tout ça. Te vexe-pas Sultan ! Alors, ça me fait comme des mots plein la bouche mais qui sont retenus. Alors, le premier qui passe par là, il y a droit ».
Il se mit à fixer à Mathilde avec un peu plus d'intensité. D'un signe de tête, elle l'engagea à poursuivre. Il se mit presque à chuchoter :
« Je parle moins fort parce que votre collègue va pas trop tarder. Dîtes, elle vous aurait pas parler de moi, par hasard ?
- Sonia ? Non, elle m'a pas parlé de vous...
- Parce que je crois que Sonia, je l'ai fâchée. L'autre matin, quand vous étiez en retard, je lui ai demandé de quelle génération elle était. Parce que voyez-vous, c'est toujours intéressant de mieux connaître l'origine des gens, souvent on les comprend bien mieux, quand on sait. Parce que moi, l'armée, les voyages, mes différents métiers qu'étaient plus ou moins comme des postes d'observation, je dirais, de la société, enfin bref, ça m'a développé la curiosité à cet égard-là. Mais votre collègue, vous savez comme elle fait, avec son regard de mitraillette... Et bien, elle s'est mise drôlement en colère et elle ne m'adresse plus la parole depuis. Moi, je suis sûr qu'elle est démoralisée aussi et que là d'où elle vient, et bien je crois que ça la démoralise encore plus. Bon, l'heure tourne, et le travail il se fait pas tout seul ! Je vous allume les bureaux ».
Mathilde se dirigea vers le cagibi aux produits, accompagnée par l'enjoué sautillement des griffes de Sultan sur le sol, qui signalait ainsi le début de l'étrange ballet auquel elle allait bientôt se livrer. Elle sentit sur elle le regard appuyé du veilleur qui la déshabillait par-derrière, qui fit mine de surveiller le chien quand elle se retourna. Il tenta de dissiper le malaise en agitant brièvement la main.

lundi 2 novembre 2020

Larmes et flambée

 à T.



Il paraît que c'est ce qu'il y a de mieux pour la crémation, qu'ils nous ont dit. Alors c'est entendu, ce sera celui-là. Et non, pas de couronne. Merci.
Nous voilà roulant avec lui devant, tous au pas.

L'étonnement chaud devant la foule qui piétine, pudiquement gauche. Une seconde pendant laquelle on rêve à de petits trous latéraux pour qu'il voit où mène, à la fin, la multitude des poignées de mains les attentions bienveillantes renouvelées l'humeur égale et plutôt joyeuse.
Comme à chaque fois dans ces endroits-là, l'inconfort d'un gros gravier inutile. Pour chanceler par en-bas aussi. On prévient qu'il faut ouvrir la seconde salle et brancher le système vidéo. Juste un instant encore. Oui, la musique est prête. On peut y aller.

C'est moins froid qu'on ne se l'imagine. Coquet, même. Pastel. D'elle-même, la hiérarchie des cercles se dessine puis s'affirme. Si l'on excepte les deux ou trois connards dont on se demande bien pourquoi ils s'installent si près. Curiosité de la première fois, peut-être.

C'est étonnant comme on prononce les mêmes mots sans y réfléchir, automates endeuillés aimables, reconnaissants. On entend pas la musique. On entend surtout les toux, les reniflements et les pleurs. Plus le rideau s'ouvre, plus le four s'embrasse, plus on les entend. La photo choisie est très bien, avec un bras de mer derrière lui, et devant elle un galet poli par les marées. Pour les mouvements, il y a déjà les souvenirs. Par moments, on oublie déjà la voix.

Le mécanisme s'enclenche.
Une main précise et digne monte le volume pour couvrir les craquements du bois. Discrètement, l'employé consulte sa montre et fait signe qu'il n'est pas exclu de se lever.
Jusqu'au dernier moment, on fixe la caisse qui se défait à travers les larmes et la flambée. La trappe se ferme lentement. Il y a comme un hoquet collectif. Des portes claquent. Des va-et-vient douloureux. Les fronts se tassent. Se résoudre à partir et le laisser là. Le retrouver sur un mur avec d'autres. Sobre, un peu sévère. Dans une boîte plus petite.

Comme nos vies.