mercredi 15 mai 2013

Le monologue de Sonia



Vas-y dépêches toi, le chauffeur là ! T'étais déjà pas trop en avance à l'arrêt. Ah non ! J'ai eu peur mais je l'ai pas oubliée, comme l'autre fois, leur sale blouse moche. Hein, ils disent quoi dans la radio ? « Condamné pour racisme « anti-blancs » ». C'est bien une invention de blancs ce truc, justement. Comme par hasard. Je dis ça, je dis rien. Ça devient trop la merde dans ce pays, on dirait. Ce matin, d'ailleurs, tout est blanc aussi. Je sais pas pourquoi, mais je sens qu'elle va arriver en retard. Je vais encore me taper l'étage des archives, aux assurances, à moi toute seule.
« Et vous, avec le bandana ! Vous savez pas lire ou c'est pas écrit assez gros ? C'est interdit de mettre ses pieds sur les sièges ».
Oui, ben c'est bon, je les enlève, pleure pas. Vas-y, toi, arrête de me fixer comme ça dans ton rétro. Ça y est... Le vieux maboule me mate. Il te défrise mon bandana ? C'est la porte ouverte à toutes les burquas ou quoi ? Tu crois quoi, toi, attends. T'es complètement fêlé, tout le monde le sait par-ici. Toute la journée, tu fais des tours de bus avec ta carte. Tu montes. Tu descends. Tu remontes. Tu redescends. Mon père aussi, s'il pouvait le prendre, il en ferait des tours. Mais maintenant, c'est sur lui-même qu'il en fait des tours. Comme il est saoulant avec son nouveau fauteuil qui lui sert à rien. Quand l’échafaudage s'est brisé, son dos l'a été avec. Toi, le maboul, t'as l'air d'un miraculé mais t'as morflé là-dedans, pas vrai ? Laisse-tomber, tu m'énerve de trop. Tu crois que c'est moi les 12 à 15000 salafistes ? Ceux-là, il y a que la police qui les a vus. Moi, jamais je les ai vus. Je sais pas comment ils ont fait pour les compter. Je savais pas qu'on pouvait compter des choses qu'on peut pas voir, sauf des trucs dans un microscope, genre cellules cancéreuses on croirait. Comme si c'était pareil.

Je me rappelle que quand j'étais petite et qu'ils ont fait SOS racisme, combien ils étaient contents les parents. Ils m'ont parlé d'une « marche », aussi, encore avant. « Mobilisation », qu'ils disaient. Et « reconnaissance ». Et « intégration » aussi, sauf que ça c'est seulement plus que les politiciens qu'en parlent, et aussi des travailleurs sociaux et les sociologues. Mais les parents, ils y croyaient. Rien que mon nom, déjà. « Sonia ». Pour faire pas franchement rebeu. Moi, je trouve que ça sert à rien, parce que ce que les gens voient en premier, c'est ta tête. C'est pas ton nom. C'est pour ça « Hanane ». Je suis sûre qu'il est encore en train de la regarder dormir et que ses yeux, ils alternent entre Hanane et les poignées chromées du nouveau fauteuil. Chromées ! Cette honte. Au moins, ça va le changer que de regarder seulement la télé, sans jamais presque plus parler. Rien que ces yeux tristes, eux-aussi, qui montent et qui descendent vers on sait pas trop quoi.
On dirait que ça marche bien, pour l'instant. Tu n'y penses pas. Cette blague. Déjà, rien que d'aller à la CAF à cette heure-là c'était pas la joie. Surtout pour un « trop-perçu » de RSA, en plus.
« Ben Mademoiselle, dans le référentiel trimestriel... Parce que vous savez que ça marche par trimestre, tous les trois mois...
- Je sais ce que c'est un trimestre, oui...
- Parfait. Et bien, puisque vous avez trouvé une activité supplémentaire, vous êtes amenée à déclarer une ressource supplémentaire. Et donc, votre RSA, il baisse. Le trop-perçu, c'est parce que c'est intervenu en cours de trimestre. Vous comprenez ? ».
Génial ! Travailler plus pour gagner plus, qu'il avait dit l'autre nabot. Heureusement que les pensions des parents, à cause du fauteuil et du diabète, sont pas soumises elles à fluctuation comme ça. C'est pas la première fois qu'ils me font le coup à la CAF. C'est fatiguant d'être comme ça toujours sur le qui-vive. Même l'assistante sociale de secteur, je lui demande quand elle fait sa tournée dans le quartier, elle a l'air de pas trop comprendre non pluset me dit de voir ça avec la CAF.
Ça y est : tu y repenses. Il faut pas. Arrête-ça !
Je me souviens parfaitement. Je me disais en sortant de là-bas que cette abrutie de la CAF, depuis son bureau, derrière son ordinateur, dans son tailleur où dedans elle faisait la belle, elle avait pas pu s'empêcher de fixer le bandana, puis de me fixer moi. Pas longtemps, hein, juste ce qu'il faut, genre j'ai vu mais je dis rien. Et puis, je me disais aussi qu'ils pourraient changer cette moquette, ni vert râpé, ni marrondasse fatigué – c'est une autre couleur dont il faut inventer le nom peut-être - quitte à mettre dans le même bateau des gens qu'avaient rien à voir les uns les autres. Les bourges qu'ont autant d'alloc' que ceux qui en sont pas, j'ai jamais bien compris. Un peu comme pour les appartements les trois mois de caution. Ils doivent avoir peur que les gens se les échangent entre eux quand ils sont lassés de la disposition ou quoi. En fait, faudrait faire des files distinctes selon les gens, comme à l'école. C'est plus honnête et comme ça, très vite, on vous dit où vous êtes et ce qu'on attend de vous. Enfin, c'est vrai qu'il faut faire un petit effort amer de lucidité, c'est-à-dire voir par derrière l'égalité et la liberté, qu'ils s'appliquent à écrire partout sur le devant, pourtant. Et c'est là, à la sortie de la CAF, que je l'ai vue, cette raclure.
« - Sonia ! Sonia ! Attends, il faut qu'on parle !
  • Vas-y dégage, crevure. J'ai rien à te dire. Rien ».
Je lui ai craché dessus pour qu'il comprenne bien, mais il s'est pas barré, non. Il a pris son air tout con.
« - Faut qu'on parle... Je veux la reconnaître. J'ai changé, tu sais.
- Ouais, t'es passé de la 8.6 à la colle ? C'est bien. Je m'en fous.
  • Pff, arrête. Écoute-moi, s'il te plaît. J'ai changé, je te dis. « Les derniers seront les premiers », il est écrit. »
Le culot qu'il a ce bâtard. Me dire ça, à moi. Ce qu'il m'a énervée avec cet air, le même qu'il a fait quand je me suis rendue compte que j'étais enceinte. J'en voulais pas. D'après qu'il en voulait, lui. Alors, bien-sûr, on a discuté des possibilités. Il a pris tout son temps, Monsieur, pour réfléchir. Des messages, j'en ai laissé. Je l'ai cherché dans le quartier et tout. Mais rien, il devait se planquer cette enflure. J'ai encore attendu un peu, comme une grosse teubé. Les dames, là-bas, elles ont été adorables. On a essayé de compter ensemble combien de temps ça faisait. Fallait pas, d'après elles, que je me sente coupable. C'est pas un crime elles m'ont dit. Elles m'ont demandé à propos du papa et j'ai dit que je savais pas vraiment ce qu'il voulait. Elles ont dit : « l'important c'est ce que vous, vous désirez ». Mais quand on a finit de compter, il s'est avérer que c'était trop tard pour le faire ici. J'ai dit : « quoi, mais c'est pas possible ». Elles ont dit : « c'est pas juste, on le sait bien. Vous êtes hors-délai, c'est comme ça qu'on dit. Vous pouvez aller en Hollande ou en Espagne ». Leurs voix me parvenaient de très loin. « Hors-délai ». À cause de ce bâtard. Elles ont dit combien c'était pour la Hollande et l'Espagne et j'ai dit que je pouvais pas. Elles ont dit que des amis, mes parents, le père – « parce que le père, il y est pour beaucoup quand même », et c'était bien vrai - pouvaient peut-être m'aider à payer le voyage et « l'acte ». Je leur ai dit que j'allais voir. Il y avait une jeune avec elles. Elle avait l'air en colère. Elle m'a touché le bras et m'a donné son numéro de téléphone. N'importe quand, elle a dit, je peux l'appeler. Plusieurs fois, j'ai eu envie. Mais je l'ai pas fait. Je savais d'avance pour les parents : mon père, en plus de ne plus parler, il n'allait plus respirer, et ma mère... La catastrophe et le rôle de sa vie ça allait être si elle apprenait. J'ai encore essayé de le joindre, laissé des messages pour l'argent qu'il fallait. Et rien.
Sauf une fois, il est réapparut parmi les galériens devant le centre commercial. Ceux-là qui se prennent pour des affranchis et qui étalent leur misère, qu'ils essayent de déguiser en mépris, pour les yeux des passants. Ils rament sans-cesse au fil des jours ces pirates-là, comme ma mère elle dit, mais leur embarcation elle est pas sur les mers du globe, non. Elle est bien amarrée en plein-milieu du quartier et ils se garderaient bien d'aller voir plus loin. Cette espère de marine sur la terre ferme, ça apprend la survie. La promesse des vents au-delà du quartier est pas engageante, entre stages bidons, petits boulots dégueulasses qui leur sont comme réservés exprès pour eux, et la prison à l'occasion. Souvent, ils vont se planquer dans des suivis psychologiques qui n'ont jamais de fin. C'est pas de tout repos, je suppose, de se laisser porter l'imagination par les embruns des psychotiques et la marée des canettes de bière ambrée. Je suis allé le voir, les autres ils sifflaient tant qu'ils pouvaient, mais il m'a même pas vue on aurait dit. Il m'a dit : « bonjour madame » et il a tendu la main : « pour manger s'il vous plaît ». Vas-y, je l'ai laissé jouer au clodo. J'ai fait une croix.
Quelques fois, j'attendais qu'ils s'endorment et je pleurais le plus bas possible, en me mordant l'intérieur des joues et en serrant les poings si forts que j'ai encore la marque sur mes paumes. Des fois, les produits s'y incrustent et ça me brûle. Et Hananne a fini par arriver, elle en me brûlant le dedans. C'est comme ça. Mais quand même, le revoir après tout ça, et pris dans son nouveau délire. Je peux peut-être en parler à Mathilde. Elle a l'air gentille et jamais un mot plus haut que l'autre. Et, j'ai remarqué, elle a plus de mots que moi pour les choses que je sais pas trop comment dire, bien qu'elle soit pas bavarde. Et sentir des choses sans pouvoir les dire aux autres, des fois ça fait mal. Ça fait mal dans le ventre. Le vieux maboul a appuyé sur le bouton pour moi. C'est déjà là. J'ai horreur de la neige. Les premiers temps, c’est joli, presque dépaysant. Presque comme un ailleurs de vacances qui fait crier les enfants de joie et d'excitation. Et puis très vite, on manque quelques fois de se ramasser, quand on se retrouve pas la tête par terre sans prévenir, parce qu'on s'en méfiait pas. Et puis à la fin, ça devient de la boue qui fait des tas près des trottoirs et qui fondent, fondent, fondent, et qui finissent par disparaître. Un peu comme les espoirs qu'on porte au début de l'existence.

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