mercredi 26 juin 2013

Les femmes de droite d'Andréa Dworkin


 Les femmes de droite d'Andréa Dworkin



" Marylin Monroe a écrit, peu avant sa mort (...) : "De quoi ai-je peur ? Pourquoi ai-je si peur ? Est-ce que je pense que je suis incapable de jouer ? Je sais que je suis capable mais j'ai peur. J'ai peur et je ne devrais pas et je dois pas."
L'actrice est la seule femme investie par la culture d'un pouvoir d'agir. Lorsqu'elle joue bien, c'est-à-dire lorsqu'elle convainc les hommes qui contrôlent les images et l'argent qu'elle peut être réduite à la mode sexuelle de l'heure, accessible au mâle selon ses conditions à lui, elle est payée et acclamée. Son jeu doit être imitatif, non créatif ; il doit être rigidement conformiste, plutôt qu'une occasion de récréation et d'innovation. L'actrice est la marionnette de chair, de sang et de fard qui joue comme si elle était une femme qui agit. Monroe, la poupée sexuelle accomplie, a le pouvoir de jouer mais elle a peur de jouer, peut-être parce qu'aucun effort de sa part, si inspiré soit-il, ne peut convaincre l'actrice elle-même que sa vie de femme idéale est autre chose qu'une forme effroyable d'agonie. Elle s'est accroché un sourire, elle a posé, simulé, eu des liaisons avec des hommes célèbres et puissants. Une de ses amies a dit qu'elle avait eu tellement d'avortements illégaux bâclés que ses organes étaient gravement mutilés. Elle est morte seule, agissant peut-être en son nom pour la première fois. On imagine que la mort engourdit la douleur que les barbituriques et l'alcool ne peuvent atteindre.
La mort prématurée de Monroe a soulevé une question obsédante pour les hommes qui étaient, dans leur fantasme, ses amants, pour les hommes qui s'étaient masturbés à même ces images d'exquise conformité féminine : était-il possible que pendant tout ce temps elle n'ait pas aimé ça - le Ça qu'ils lui avaient fait des millions de fois ? Ces sourires avaient-ils été des masques recouvrant désespoir et rage ? Quel danger avaient-ils dès lors couru de se détrompés, si fragiles et vulnérables dans leur ravissement masturbatoire, comme si elle avait pu bondir des photos de ce qui était maintenant un cadavre et prendre la revanche qu'ils savaient méritée. 
Surgit alors cet impératif masculin : il ne fallait pas que la mort de Monroe ait été un suicide. Norman Mailer, rédempteur du privilège et de la firté mâles sur plusieurs fronts, releva le défi en échafaudant une théorie : Monroe avait peut-être été victime du FBI, ou de la CIA, ou de quiconque avait tué les Kennedy, parce qu'elle avait été la maîtresse de l'un d'eux ou des deux. L'idée d'une conspiration s'avérait réjouissante et réconfortante pour ceux qui avaient voulu lui rentrer dedans jusqu'à ce qu'elle en crève, la mort d'une femme et sa jouissance étant synonymes dans l'univers de la métaphore masculine. Mais ils ne la voulaient pas morte si tôt, pas vraiment morte, pas tant que l'illusion de son invitation généreuse était aussi convaincante. En fait, ses amant de chair et de fantasme l'avaient baisée à mort et son suicide apparent s'imposait à la fois comme accusation et comme réponse : non, Marilyn Monroe, la femme sexuelle idéale, n'avait pas aimé ça". (p.27, 28)


Nous devons aux éditions du remue-ménage la première traduction française (30 ans après sa parution aux États-Unis ! Saluons d'ailleurs le remarquable travail de M. Dufresne et M. Briand) de ce magnifique ouvrage d'Andréa Dworkin, disparue en 2005 : Les femmes de droite.

Christine Delphy, dans sa préface, aussi limpide qu'acérée, que l'on lira avec grand profit (comme toujours), nous renseigne sur qui sont ces femmes de droite  : "Dworkin dresse le tableau d'une domination absolue, d'une volonté masculine implacable d'éliminer les femmes de la catégorie des personnes non seulement dans la vie sociale en général, mais aussi dans la propre tête des dominées, si bien que certaines femmes ne tentent même pas de lutter et de plus considèrent qui le font comme leurs ennemies."

Ces "femmes, qui ne sont en rien minoritaires, choisissent pour elles-mêmes et recommandent aux autres d'adopter un rôle et une place traditionnels" et "les dépeint comme des femmes lucides, qui estiment qu'elles ont affaire à un pouvoir trop vaste, à des forces trop puissantes, pour pouvoir envisager de gagner, et qui préfèrent se ménager un espace dans ce qui est à leur portée immédiate, de leur vivant, plutôt que de courir les risques qu'implique un combat par trop inégale".

Auparavant, C. Delphy prend bien soin de souligner qu'il s'agit d'un phénomène structurel, collectif, et que, partant, il faut l'envisager de façon relationnelle :
"[Le message] est difficile à entendre par les hommes, bien-sûr, mais aussi par les femmes (...) Les individus des deux genres sont éduqués (c'est nous qui soulignons, la grille de lecture biologisante étant justement là pour faire éternellement perdurer la domination mâle) à être des deux genres. à se définir d'abord et avant tout comme membres d'une "catégorie de sexe" : d'un genre ; il n'existe d'ailleurs pas d'identité individuelle distincte de l'identité de genre. Et dans la définition de chaque genre, l'hétérosexualité occupe une place primordiale. C'est l'horizon de l'enfant, aussi loin que remontent ses souvenirs. C'est avec l'autre genre qu'on aura des contacts sexuels, qu'on se mariera, qu'on aura des enfants. Mais cet horizon à la fois non choisi et désiré, cette destinée n'a pas la même force de coercition pour les dominants et pour les dominées (...) Les hommes baisent les femmes, et l'acte sexuel, c'est ça, combien de femmes peuvent-elles entendre cela ? L'amour, les enfants occupent une place dans la vie des femmes qui n'est pas la même que dans la vie des hommes. Hier, et aujourd'hui."

Celles et ceux qui seraient curieux d'en savoir davantage peuvent se rendre .

Nous avons tenu à reproduire ce magnifique extrait de l'ouvrage, consacré à Marylin Monroe, bien loin du sens commun et des nombreux clichés qui accompagnent toujours cette incarnation du désir masculin. Cet idéal-type du système sexuel (mais pas seulement) patriarcal n'en finit plus de se reproduire, via l'industrie pornographique, les tête-pensantes du prêt-à-porter hyper-(hétéro)sexué, et encore trop souvent sous la plume virile de nos mâles auteurs.

2 commentaires:

  1. Merci beaucoup ! Superbe billet ! Le livre est absolument fantastique... Je signale que Christine Delphy a également écrit un article après le décès de Dworkin, qui s'intitule "IN MEMORIAM ANDREA DWORKIN ou La passion de la justice" :

    "Andrea Dworkin est morte dans son sommeil le 9 avril 2005. Elle avait 59 ans. Nous venons de perdre une immense féministe, l’une des plus importantes de notre époque." (Pour lire la suite, c'est ici : http://sisyphe.org/spip.php?article1758 )

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    1. Grand merci à vous pour l'appréciation. Me tenait à cœur dans le souci de rééquilibrer un peu le débat en faveur de la regrettée A. Dworkin méprisée tout au long de sa vie, recevant même des menaces de mort de l'industrie pornographique. En ces temps de "réglementarisme" outrancier, quoiqu'on en dise très proche des lieux de pouvoir, réaffirmer aussi que la prostiyution, non : ce n'est pas un travail comme un autre et n'est aucunement assimilable à une place à l'usine ou derrière une caisse de grande surface.
      Et merci pour La passion de la justice.

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