"Du self pas cher au bonnet rémunérateur"
ou l'intégration juvénile en lambeaux
Il s'agit ici d'examiner comment certains conseillers d'une mission locale, et parmi eux spécifiquement plutôt les jeunes de sexe masculin, recourent à des techniques spécifiques lors des entretiens, visant, par des retournements successifs, à faire accepter aux jeunes, des stages ou des formations parfois très éloignées de ce que ceux-ci sont venus chercher. Ces conseillers tentent souvent de les faire entrer dans des dispositifs dont, la plupart du temps, les jeunes ignorent tout. Il faut dire que la compréhension de ces dispositifs nécessite, ne serait-ce que pour les conseillers, la maîtrise d'un vocabulaire technique en perpétuelle mutation, qui par ailleurs est systématiquement évoqué par ces derniers comme un coût d'entrée particulièrement élevé dans le métier. Ce vocabulaire spécifique opère, dans le même temps, une mise à distance des jeunes vis à vis du dispositif et entraîne une forte remise d'eux-mêmes aux conseillers. En effet, lors de l'entretien, l'utilisation de ce vocabulaire par le professionnel tend à créer la confusion dans l'esprit du jeune, qui rapidement perd pied. Alors que le jeune semble profondément désarmé, le conseiller le rassure généralement dans un second temps, en laissant par exemple entendre que le dispositif qu'il lui présente ne recouvre en réalité que deux choses simples, répondant à coups sûr à sa situation : la possibilité de faire des stages et la potentielle attribution d'une allocation.
Telle la situation que nous avons observée lors de l'entretien d'accueil de
Damien, 22 ans. Après un bac STG, ce dernier
échoue en première année de son BTS informatique. Il s'inscrit
alors en fac d'histoire, qu'il délaisse rapidement pour faire
quelques petits boulots. Intéressé par une formation en
informatique, il se rend directement à l'AFPA, qui lui
recommande de s'inscrire à l'"Espace-jeunes", avant de pouvoir
prétendre à l'une de ses formations. Il y est reçu par Stéphane. Ce dernier
parle vite, d'une voix forte et fait d'amples mouvements avec ses
bras. En présentant d'emblée les missions et l'activité de
l'institution, il signifie au jeune homme qu'il n'est qu'un
« client » parmi les autres. Le conseiller repère les
difficultés qu'a éprouvé Damien lors de son passage à la fac
d'histoire, et joue de sa propre connaissance de l'environnement universitaire pour montrer sa proximité avec le jeune homme et, ainsi,
lui confirmer qu'il a fait le bon choix en se tournant vers l'AFPA :
Stéphane : et effectivement la comparaison est juste... en fait, tu es passé de « je suis en cours » (en BTS informatique) à «je suis en vacances » (en fac d'histoire)(sourire) (…) Faut que la formation soit carrée. Alors, ce sera le cas avec l'AFPA,
Une fois cette proximité
établie, le conseiller, face à la volonté affichée par le jeune
de s'orienter vers l'informatique, infléchit alors le choix du jeune
homme
en disqualifiant d'emblée le pôle créatif des métiers de l'informatique. Il fait alors intervenir « l'argument de réalité » en insistant sur les « besoins des entreprises en terme de maintenance », et légitime son argument en recourant aux chiffres « communiqués par la chambre de commerce ». Ce faisant, il se donne à voir au jeune comme un expert des marchés du travail et de la formation, en prise directe avec les agents économiques locaux. Après avoir réduit le champ des possibles des formations ouvertes au jeune homme, le conseiller opère alors un coup de force symbolique en répétant à deux reprises, sans laisser au jeune le temps s'exprimer : « c'est un bon choix ». En obtenant l'acquiescement hésitant du jeune homme, le conseiller renforce ainsi la « fiction de l'accord mutuel » (S. Beaud). Un renversement s'opère encore lorsque le conseiller sous entend que Damien est à l'initiative du choix :
en disqualifiant d'emblée le pôle créatif des métiers de l'informatique. Il fait alors intervenir « l'argument de réalité » en insistant sur les « besoins des entreprises en terme de maintenance », et légitime son argument en recourant aux chiffres « communiqués par la chambre de commerce ». Ce faisant, il se donne à voir au jeune comme un expert des marchés du travail et de la formation, en prise directe avec les agents économiques locaux. Après avoir réduit le champ des possibles des formations ouvertes au jeune homme, le conseiller opère alors un coup de force symbolique en répétant à deux reprises, sans laisser au jeune le temps s'exprimer : « c'est un bon choix ». En obtenant l'acquiescement hésitant du jeune homme, le conseiller renforce ainsi la « fiction de l'accord mutuel » (S. Beaud). Un renversement s'opère encore lorsque le conseiller sous entend que Damien est à l'initiative du choix :
Stéphane : (le coupe) C'est la maintenance PC, serveurs... adminsitrateur réseau, ce genre de choses, quoi ?
Damien : Oui, voilà, oui.
Stéphane : Oui, OK, c'est bien ce que je pensais (sourire)... je voulais que tu me précises.
Puis, le conseiller évoque
les changements récents qui affectent l'AFPA, sous-entendant par là
qu'il en connaît parfaitement l'histoire, renforçant encore ainsi
son image de professionnel de l'emploi. Il présente au jeune le
fonctionnement des formations proposées, qui lui sont « parfaitement
adaptées », puisque faites sur le modèle de l'alternance
systématique et lui donnant un niveau « bac plus deux ».
Dès lors, Damien, venu chercher une formation post-bac diplômante,
n'émet plus que des signes d'acquiescement satisfaits, voire parfois
des rires quand le professionnel plaisante du contraste entre ces
formations et la faculté. Le professionnel joue alors sur du velours
et déroule son argumentaire en assurant qu'obtenir un titre AFPA,
c'est pour le jeune homme la garantie de se trouver immédiatement
employé à la sortie de sa formation. Pourtant, lorsqu'il consulte
avec le jeune le site internet de l'AFPA, il constate que les
informations évoquées précédemment sont pour la plupart erronées:
la formation ne confère au jeune qu'un équivalent bac, diplôme
qu'il possède déjà, et ne se déroule pas sur le modèle de
l'alternance. Face à ce qui pourrait être une déconvenue, le jeune
n'émet toutefois pas d'objections face à un conseiller qui ne
paraît d'ailleurs nullement décontenancé. Alors qu'il lui avait
laissé entrevoir la possibilité d'une formation lui permettant
d'accéder à un niveau « bac plus deux » qui ne se
révèle être en réalité qu'un équivalent bac, le conseiller
affirme alors que, au moins, avec ce qu'il propose, on « accède
direct à un métier, ce que ne permet pas forcément le BTS ».
Le conseiller poursuit alors
son argumentaire en évoquant les prestations offertes par l'AFPA, où
Damien sera « nourri et logé, avec un self pas cher ,
en plus d'être rémunéré », avant d'afficher soudain un
air préoccupé : le baccalauréat et les stages réalisés par
le jeune commencent, selon lui, à être anciens :
Stéphane : … l'idéal, c'est de faire un petit stage (…) Nous, c'est des conventions qui sont gratuites pour l'employeur, c'est, honnêtement, pas vraiment difficile d'en trouver un (sourire) (…) On va se revoir très vite (…) Il faut intégrer un dispositif, qu'on appelle nous, le CIVIS (Contrat d'Insertion à la Vie Sociale)... pour bénéficier du stage.
Finalement, le jeune homme,
arrivé pour décrocher une formation diplômante à « bac
plus deux », repart de l'entretien avec la possibilité de
faire un stage non rémunéré. La formation promise au début de
l'entretien est remise à un futur hypothétique. En partant, le
jeune remercie le conseiller et semble satisfait. Nous voyons comment
le conseiller, en opérant des resserrements successifs et des
renversements, emporte l'adhésion du jeune.
Cette adhésion est également
recherchée par les conseillers quand ils sont confrontés à un
membre de la famille du jeune l'accompagnant, et venant demander des
« comptes » à l'institution. Il s'agit en général de
questions relatives à la mise en emploi du jeune, qui se fait, selon
la famille, trop attendre. Face à cette situation, le conseiller
tente alors d'asseoir sa légitimité et celle de l'institution en
recourant aux techniques évoquées précédemment. Nous avons
observé cette situation dans le cas de Nassim, arrivé récemment
d'Algérie, et que le conseiller a longuement aidé à obtenir les
papiers justifiant de l'équivalence de son permis de conduire en
France, le jeune homme voulant s'inscrire à une formation de
conducteur de bus. Ce dernier, qui se dit également intéressé par
des stages en plomberie, est venu accompagné de son oncle,
bénéficiaire du RSA, et chez lequel il vit. L'oncle de Nassim se
demande visiblement ce que son neveu fait à la mission locale,
puisque l'institution ne le met pas au travail. Il voudrait savoir où
« en sont le stage et la formation ». D'un ton
légèrement condescendant, le conseiller, Léon, explique
patiemment, en modulant sa voix et en occupant de son imposante
carrure sa partie du « guichet », qu'il a fallu établir
des priorités, et qu'en raison de la crise, il est en ce moment
difficile de trouver des stages en plomberie. Il précise qu'en aucun
cas Nassim n'est inactif :
Léon : Monsieur N. (Nassim), il passe pas son temps à rien faire. Et pour les deux projets, que ce soit pour plombier ou pour conducteur de bus, il fallait le permis (un temps) (…) Il vient à tous mes rendez-vous (…) Le regret que j'ai moi (marque un temps, en posant sa main sur sa poitrine), c'est que je voudrais lui proposer des choses... Parce qu'il y a une crise (évoque l'impossibilité de réaliser des stages en plomberie).
À l'évocation par le
conseiller de la prise en charge financière de la formation au
permis de conducteur de bus, l'oncle se radoucit. Le conseiller
renchérit sur les « capacités et la motivation »
de Nassim, si bien que l'oncle du jeune homme, qui se tenait jusque
là sur le bord de sa chaise, les bras croisés, se repousse en
arrière et sourit à son neveu. Le conseiller évoque alors le
contrat CIVIS (Contrat d'Insertion à la Vie Sociale), pour l'établissement duquel le jeune homme a amené
les papiers nécessaires, ce dont le conseiller le félicite.
S'adressant alors à l'oncle, le conseiller dresse une présentation
orientée du contrat en insistant sur le coup de pouce financier
rendu possible par l'allocation ponctuelle qu'il percevrait ou les
conventions dont il bénéficierait et qui lui permettraient de faire
des stages. Le jeune ignore toutefois la raison pour laquelle il
devait amener ces papiers. Il ne se souvient plus de ce qu'est un
contrat CIVIS. Devant son air incrédule, le conseiller lui dit alors
« Mais si, vous vous souvenez, c'est le fascicule où il y a
un jeune avec un bonnet ». Le jeune hoche alors vaguement
la tête, et tend ses papiers, soigneusement rangés dans une
pochette plastifiée. Satisfait, le conseiller réassure une nouvelle
fois l'oncle quant au sérieux de son neveu, sérieux qui est bien la
condition de possibilité de l'octroi de l'allocation :
Léon : Donc oui, je lui dirai OK. Si Monsieur N. (Nassim) ne venait pas à mes rendez-vous... ou bien si ce qu'on mettait en place, et ben il le faisait pas... ben ce serait : « non, Monsieur N (Nassim)., pas d'allocation CIVIS, parce que vous me prenez pour un jambon » (les deux rient) (...) Mais concernant Monsieur N. (Nassim), voilà, c'est ce qui se passerait (...) j'entends que ça vous intéresse.
Par
ce « j'entends que ça vous intéresse », le
conseiller entérine unilatéralement l'accord à propos d'un contrat
CIVIS dont le jeune paraît tout ignorer.
Le
conseiller étant parvenu à complètement lever les résistances et
les doutes de l'oncle de Nassim, il propose d'un air jovial et d'une
voix forte de « faire le CV », exercice qu'il
manie avec dextérité. Les deux hommes lui témoignent alors une
complète remise d'eux-mêmes. Le conseiller peut alors, en alliant
l'air du professionnel dévoué et l'humour bonhomme, donner à voir
au jeune homme que son expérience professionnelle peut se convertir
en mots, et ainsi en dégager des savoir-faire et des compétences
qui ne pourront, aux yeux de l'oncle, que maximiser les chances de
son neveu d'intégrer la formation de conducteur de bus. En partant,
l'oncle et le neveu serreront longuement la main du conseiller en le
remerciant chaudement.
Nous
voyons à travers le récit de ses deux interactions, comment les
conseillers, non seulement peuvent ne pas répondre à la demande
initiale énoncée par les jeunes ou leur famille, mais faire comme
si ils y répondaient. Mieux, en opérant d'imperceptibles
changements de perspectives successifs, ils concourent à tant
reformuler la question qui leur est posée qu'ils lui en substituent
finalement une autre, et finissent par répondre à leur intérêt
professionnel. Cette nécessité, qui au fond, est pour eux de
d'abord faire entrer les jeunes dans des dispositifs dont ils
maîtrisent les règles, puis de les y maintenir. En cela, les
conseillers, plus ou moins consciemment, diffèrent, pour un temps
dont on ne saurait dire quel est le terme, les aspirations
professionnelles de leur public. Dans ce « contrat sous
contrainte », pour reprendre les termes de P. Bourdieu, « le
vendeur doit, en bonne stratégie, imposer la nécessité en évitant
de la faire sentir trop brutalement, donc en mettant des formes. De
là l'importance du temps qu'il prend pour mener à bien la
négociation et qui est nécessaire pour permettre au client de
combler peu à peu l'écart entre ses espérances et ses
possibilités »1.
1 Bourdieu
P., « Un contrat sous contrainte », Actes de la
recherche en science sociale, vol. 81-82, 1990
Hou là là terrible ce recueil de situations... et je vois bien lesquelles elles sont ayant travaillé dans "l'insertion" et m'apprêtant là à mener des ateliers dans une mission locale :)
RépondreSupprimerMerci de remettre nos lectures et acuités à l'heure !
Merci de votre lecture. Oui, c'est de la circulation circulaire...
SupprimerBons ateliers tout de même, Fred.