Sociologie visuelle : Maintenir les jeunesses fractionnées.
L'exemple d'une mobilisation (re)mise en scène au prisme de quelques "unes" médiatiques.
La
jeunesse est l'objet d'une forte demande sociale, si bien que se
pencher sur elle serait un moyen de prédire l'avenir et ainsi de
fournir des recettes pour prévenir ou endiguer les « difficultés »,
nombreuses, qu'elle rencontre. Souvent considérée comme un bloc
homogène (« la culture jeune »), la jeunesse
pourtant, « n'est qu'un mot »1.
Le traitement médiatique de la mobilisation des jeunes, à
l'occasion des manifestations contre la réforme des
retraites à l'automne 2010, a massivement mis en avant deux fractions antagonistes de
la jeunesse : l'une, scolarisée, principalement composée des
lycéens, et l'autre, labellisée comme principalement constituée de
« casseurs ».
Ainsi,
les photographies publiées par la presse nationale nous paraissent
révélatrices des représentations dominantes dont est l'objet la
jeunesse. Mobiliser une sociologie de l'image sur ce thème fait
apparaître une jeunesse « rêvée », scolarisée et
politiquement mobilisée et une jeunesse cauchemardée, sans
affectation institutionnelle, non susceptible d'être encadrée,
sinon de façon sporadique par les forces de police en marge ou en
fin de cortège organisée par la fraction légitime de la jeunesse,
et paraissant sans avenir.
De
façon exemplaire, ce que cette bi-polarisation médiatique de la
jeunesse fait peut-être le mieux voir, c'est ce qu'elle ne montre
jamais : la fraction de la jeunesse au travail ou y aspirant.
Cela n'est pas sans contradiction puisqu'à l'occasion de cette mobilisation, c'est indirectement du rapport au travail et à
l'avenir dont il était question.
Afin
de mieux saisir la signification de ces photographies, nous essayons de mobiliser tout au long de cette tentative les principes de l'analyse
structurale de l'image dégagés par R. Barthes2.
Pour chaque image mettant en scène médiatiquement les deux fractions de la jeunesse , nous nous nous aiderons des trois
types de messages distingués par R. Barthes : le message
linguistique, le message iconique signifiant, le message iconique
signifié.
Présentation
du corpus. Intérêts et limites :
Les
images que nous avons choisies sont issues des sites internet de la
presse quotidienne nationale, et couvrent, volontairement, un spectre
politique, éditorial et social large. En effet, les photographies
sont tirées des sites de Libération, du Parisien, de Vingt Minutes,
du Figaro. Toutes illustrent des articles relatant la mobilisation
des jeunes à l'occasion des manifestations contre la réforme des
retraites, qui se déroulèrent au mois d'octobre, moment où culmine
la mobilisation lycéenne. Pour cette recherche, nous avons utilisé
les moteurs de recherche des sites, en utilisant les mots-clés
suivants : jeune, jeunes, jeunesse. Nous avons également suivi
les liens « sur le même thème / articles similaires »
proposés par les sites.
L'intérêt
de ce corpus éclectique est que, par-delà les différences de
sensibilités éditoriales et politiques des quotidiens dont il est
tiré, il donne à voir au spectateur attentif les mêmes lignes de
polarisation des jeunesses mises en scène, les mêmes facteurs
d'opposition, ainsi que des attributs symboliques systématiques.
Nous
avons cependant pleinement conscience des limites de notre corpus. En
effet, il existe de nombreux autres quotidiens qui ont massivement
traité de cette mobilisation. Encore, nous avons effectué nos
recherches uniquement à partir des articles accessibles en ligne, en
délaissant les articles payants. De plus, nous ne prétendons ici à
aucune exhaustivité, ce qui nous semble par ailleurs illusoire, mais
nous avons simplement à dégager à quelques traits idéal-typiques
des représentations de la jeunesse mises en avant à l'occasion de
cette mobilisation. Il existe encore de nombreuses vidéos relatives
notamment aux multiples « affrontements » entre
« casseurs » et forces de l'ordre, dont quelques unes ont
provoquées la polémique. Dans un souci de pratique, nous les avons
exclues du corpus.
Nous
pensons de plus qu'il n'est pas nécessaire d'user d'un corpus
volumineux tant sont, dans notre cas d'espèce, manifestes les
régularités et les facteurs d'oppositions systématiques qui
y sont à l'œuvre.
La
jeunesse mobilisée :
La
première fraction de la jeunesse sur laquelle nous allons nous
pencher est celle qui en constitue le pôle légitime : la
jeunesse mobilisée.
Ce
qui saute aux yeux dans cet ensemble de photos est l'impression de
masse compacte qui s'en dégage.
Les
messages linguistiques sont ici massivement présents, par le biais
des banderoles et des slogans.
Le
message iconique signifiant, immédiatement perceptible, est que les
jeunes représentés font corps entre pairs.
Ce
que connote ces photographies (message iconique signifié), c'est une
jeunesse qui prend la parole selon des registres politiques
traditionnels et légitimes.
La
composition des photographies :
La première photographie nous
montre des jeunes arborant pancartes et drapeaux qui les identifient
instantanément (« lycéens en lutte »). Ils forment un
cortège, tous sont près les uns des autres. Ils sont parfaitement
intégrés au collectif comme le suggère l'angle de vue de la
première photographie, prise « de l'intérieur » (jeune
au tee-shirt noir). Ils crient des mots d'ordre politiques, poings
levés.
Au
premier plan de la seconde photographie, ils font bloc derrière une
banderole, unis dans la même cause. Là encore, sont présents les
attributs légitimes de la manifestation politique (drapeau d'une
organisation syndicale traditionnelle). Une autre banderole identifie
N. Sarkozy comme leur adversaire politique, et strictement politique,
commun.
La
troisième photographie déplace l'œil du spectateur vers les jeunes
eux-mêmes, dans un plan resserré. Si la seconde photographie montre
surtout les attributs légitimes de ceux qui luttent politiquement,
la troisième les décale en arrière-fond pour mettre en avant les
corps mêmes des jeunes manifestants, comme pour leur donner chair (à
la différence de la seconde photographie, où les corps sont
derrières les slogans politiques). Les jeunes au premier plan porte
des vêtements de couleurs vives (rouge, mauve...). Ils discutent
entre eux, en affichant des sourires. Est ici donné à voir des
modes de sociabilités totalement pacifiques. La manifestation se
déroule dans une ambiance bon enfant, entre filles et garçons
regroupés dans une unité de situation et de position permise par ce
sympathique moment de socialisation politique. Le titre de la
photographie renforce la connivence avec le cortège : « la
colère des jeunes » n'est pas permanente, elle cessera avec
les vacances. En cela, il est typique des représentations
traditionnelles de la jeunesse. En tant que manifestation temporaire
de « désordre ordré », le cortège politique est aussi
là pour la contenir. Ces lycéens ont pleinement le sens de leur
place au sein d'un ensemble plus vaste composé d'organisations
syndicales et politiques fortement hiérarchisées, avec ses
porte-paroles, ses mots d'ordre et ses services d'ordre.
La
jeunesse « dangereuse » :
Le
second pôle de la jeunesse mis en avant lors ces journées de
mobilisation est celui d'une jeunesse « dangereuse »,
non-encadrée scolairement et politiquement. Systématiquement, les
titres des articles n'évoquent plus « des jeunes » ou
« des lycéens », mais des « casseurs ».
Ce
groupe de photographies vaut, sinon en lui-même, mais aussi par
contraste avec le groupe d'images précédent. Ici, ce qui est donné
à voir ce sont les cortèges qui se défont. L'unité de la jeunesse
manifestante se fissure du fait de l'apparition d'un autre groupe,
celui des « casseurs ». Ce groupe nécessite
l'intervention des forces de l'ordre.
Ce
qui caractérise ce groupe de photographies, c'est l'absence de
messages linguistiques sur les images elles-mêmes. Cependant, les
légendes nous suggère un retournement de sens. Les images ne
représentent plus des « jeunes », des « lycéens
en lutte », mais des « casseurs, des « violences »,
des « arrestations », une « guérilla
urbaine ».
Immédiatement
perceptible (message iconique signifiant), ce qui caractérise ce
groupe de photographies est un dérèglement de la manifestation
lycéenne dans sa forme traditionnelle. Des individus plus ou moins
clairsemés et camouflés par des capuches et des foulards, sèment
une violence qui nécessite l'intervention policière. Sur une des
photographies, les policiers tiennent en joue l'un des « casseurs ».
Le
message iconique signifié de ce groupe d'images est que le
spectateur est placé du point de vue des policiers. Ce qui suggère
la légitimité de l'intervention policière, qui « protège »
le témoin de la scène. Clairement, il ne s'agit plus d'une
mobilisation politique mais d'un affrontement hors des cadres
traditionnels. Ce groupe d'images fait émerger une jeunesse donnée
à voir comme incontrôlée et incontrôlable, si ce n'est par
l'usage de la force, puisqu'elle ne semble plus canalisable par le
politique. Encore, les vêtements et casquettes portés par ces
jeunes désignent à l'observateur des porteurs des attributs
symboliques du « jeune de banlieue ».
Composition
des photographies :
La
première photographie laisse supposer une sorte d'infiltration du
groupe des manifestants par des individus différant par leurs
attributs vestimentaires. Le groupe lycéen est parsemé d'attributs
symboliques jusqu'alors absent des cortèges. Directement sous la
visée de l'arme du policier, devant le groupe des manifestants,
l'objectif du photographe nous désigne un jeune garçon de dos,
arborant les attributs du « jeune des cités », tels que
le port de la casquette à l'envers, un jogging et un sac à dos de
marque américaine. Tenu en joue par les forces de l'ordre, le jeune
homme semble quant à lui tenir à distance, et peut être avant tout
socialement, le groupe de lycéens, et particulièrement le groupe de
lycéennes à sa gauche. À quelques mètres de lui, d'autres jeunes
arborent des capuches. L'un d'eux a le visage dissimulé par une
écharpe. Ce qui nous est suggéré, c'est une « contamination »
du cortège légitime par des individus plus ou moins isolés. Dès
lors, l'affrontement cesse de se faire sur un plan strictement
politique, entre des manifestants dans la rue et le pouvoir en
place, comme l'atteste d'ailleurs l'absence de banderoles et de mots
d'ordre, massivement présents dans la première série de
photographies. L'affrontement est potentiellement physique.
La
seconde photographie met en scène la fuite des lycéens, qui
signifie aussi la fin de l'unité et de la revendication politique,
sous l'impulsion d'individus relativement dispersés. Ces individus,
dont l'un d'entre eux est au premier plan, ont le visage dissimulé
et sont porteurs des mêmes attributs (capuche, écharpe sur le
visage, vêtements de sport).
Ce
qui nous est suggéré, au delà de la « fuite » des
manifestants, c'est aussi la façon dont elle se fait. La présence
massive d'individus au pied d'un imposant bâtiment public, semble
nous indiquer que la scène se déroule au moment de l'arrivée du
cortège au lieu de sa dispersion. Ainsi, ces « casseurs »,
attendraient patiemment la fin de la manifestation pour en provoquer
la dislocation.
Ces
individus, volontairement anonymisés par des attributs
vestimentaires spécifiques, et par là identifiables, à la fois par
la jeunesse politiquement mobilisée et par les forces de l'ordre,
provoquent une forte distance, marquée dans l'espace, entre
eux-mêmes et les membres du cortège, comme précédés par un
capital composé de ressources illégitimes, qu'aux yeux des
manifestants il convient de fuir.
La
troisième photographie nous donne à voir des scènes de
« violence » et de « guérilla urbaine »,
comme nous le signale la légende. Ici encore, l'observateur est
placé du point de vue policier. Cette fois, toute image de collectif
homogène a disparu. Derrière la ligne policière, à une vingtaine
de mètres, se trouvent des « casseurs ». Ils présentent
les mêmes attributs que sur les photographies précédentes.
Clairsemés, ces « casseurs » nous sont présentés comme
une sorte de commando désorganisé qui assaille les forces de
l'ordre. Ce collectif-là n'arbore ni banderoles, ni slogans. L'un de
ces membres lance une brique, tandis que l'autre fait des gestes
d'insultes. Les « casseurs » semblent faire la
démonstration des ressources qu'ils détiennent. Ces ressources nous
sont données à voir comme reposant sur un capital de force virile
et trouvent l'occasion de leur expression : l'affrontement avec
les forces de l'ordre.
Réduits
à leur état de « bandes violentes», cette fraction de
jeunes est d'office disqualifiée. N'obéissant pas aux formes
d'encadrement traditionnelles, scolaires ou politiques, ces
« bandes » nous sont présentées comme potentiellement
dangereuses, puisque n'usant jamais du répertoire d'actions
légitimes, et partant, dénuées d'intentions politiques
conscientes. Il est laissé au soin du lecteur d'apprécier l'étendue
et la valeur du capital scolaire possédé par les membres de ces
bandes.
À
l'inverse d'une jeunesse scolarisée, qui investit son avenir et s'en
montre soucieux en participant activement à la mobilisation contre
les retraites, ces bandes agiraient sans logique pratique, si ce
n'est celle de vouloir ruiner la légitimité des premiers et d'en
découdre avec la « bande rivale » que serait les forces
de police.
Ce
que ces représentations dominantes des casseurs concourent à
occulter, en mettant en scène le côté spectaculaire de leurs
« irruptions » sporadiques sur le devant de la scène,
toujours « en marge et en fin » des cortèges, ce sont
les conditions de production de ce personnage social, qui ne semble
voué qu'à être interpellé par la police pour ensuite ré-intégrer
son quartier toujours à la périphérie, et des centre-villes, et du
monde social, indifférent qu'il serait aux conditions de travail et
à l'avenir.
Nous
nous sommes efforcés tout au long de ce travail avec et sur l'image, de
dégager les traits idéal-typiques des représentations
iconographiques de deux pôles opposés de la jeunesse qui sont,
au-delà de cette mobilisation particulière, régulièrement mis sur
le devant de la scène.
Le
premier, celui constitué par la jeunesse « lycéenne »,
nous est donné à voir comme le plus légitime. Encadrée
scolairement et politiquement, les images qui la représente
véhiculent une relative sympathie et un regard compréhensif
à son égard. Mobilisée par une cause perçue comme légitime,
cette jeunesse scolarisée démontre, en investissant sur des modes
classiques la place publique, un sens des responsabilités (soucieuse
de son avenir, de son insertion professionnelle, de ses futures
conditions de travail...) qui s'exprime de façon « citoyenne ».
À
l'autre pôle, nous est désignée une jeunesse anonyme, sans
affectation institutionnelle certaine, qui avancerait le visage
masqué par des capuches et des écharpes, socialement distante de
celle qui compose les cortèges lycéens. Souvent scolairement
disqualifiés, ces « inoccupés » présumés,
peupleraient des quartiers populaires devenus des espaces de
relégation, ou selon une vision policière du monde social, des
« zones de non-droit ». Les photographies que nous avons
choisies et qui illustrent cette fraction de la jeunesse sont
d'ailleurs presque toutes prises « à l'abri » des
policiers. Ces « casseurs », fauteurs de division parmi
ceux qui se socialisent au politique de façon légitime, n'auraient
à faire valoir qu'un capital de force virile ne trouvant sa pleine
expression qu'à l'occasion des affrontements avec les forces de
l'ordre. Étrangers à l'expression proprement politique de
revendications entendables par un interlocuteur dans le cadre d'un
débat « citoyen », ces jeunes « casseurs »,
se sachant voués à une succession de petits boulots ou de stages
sur les segment du marché du travail les plus dominés3,
n'auraient d'autres moyens d'expression que de semer la « guérilla
urbaine ».
Nous
sommes conscients que ces deux pôles sont très opposés, pour ne
pas dire irréconciliables. Pourtant, il nous a semblé heuristique
de donner à voir, à travers le corpus choisi les attributs
symboliques respectifs des deux groupes, ainsi que les facteurs
d'opposition. Paradoxalement, ce que donne à voir l'omniprésence
médiatique de ces deux fractions de la jeunesse, c'est la
non-représentation, exemplaire, de la fraction de la jeunesse au
travail, ou qui y aspire, coincée dans l'allongement de ce temps
entre école et travail
1Bourdieu
P., « La jeunesse n'est qu'un mot », et en cela constituant une catégorie "manipulable" et manipulée"; in Questions de
sociologie, Minuit, 1984
2Barthes
R., « Réthorique de l'image », Communication,
n°4, 1964
3Mauger
G., « Les politiques d'insertion, une contribution paradoxale
à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la
recherche en sciences sociale, n°136-137, 2001
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