lundi 13 mai 2013

"Sollers tel quel"


  P. Bourdieu



 Libération, 27 janvier 1995. Repris dans Contre-feux, Raisons d'Agir, 1998


"Sollers tel quel, tel qu'en lui-même, enfin. Étrange plaisir spinoziste de la vérité qui se révèle, de la nécessité qui s'accomplit, dans l'aveu d'un titre, "Balladur tel quel", condensé à haute densité symbolique, presque trop beau pour être vari, de toute une trajectoire : de Tel quel à Balladur, de l'avant-garde littéraire (et politique) en simili à l'arrière-garde politique authentique.

Rien de si grave diront les plus avertis ; ceux qui savent, et depuis longtemps, que ce que Sollers a jeté aux pieds du candidat-président (...) ce n'est pas la littérature, moins encore l'avant-garde, mais le simulacre de la littérature, et de l'avant-garde. Mais ce faux-semblant est bien fait pour tromper les vrais destinataires de son discours, tous ceux qu'il entend flatter, en courtisan cynique, Balladuriens et Enarques balladurophiles, frottés de culture Sciences-Po pour dissertation en deux points et dîners d'ambassade ; et aussi tous les maîtres du faire-semblant, qui furent regroupés (...) autour de Tel Quel : faire semblant d'être écrivain, ou philosophe, ou linguiste, ou tout cela à la fois (...) Quand, comme dans l'histoire drôle, on connaît l'air de la culture, mais pas les paroles, quand on sait seulement mimer les gestes du grand écrivain, et même faire régner un moment la terreur dans les lettres. Ainsi, dans la mesure où il parvient à imposer son imposture, le Tartuffe sans scrupules de la religion de l'art bafoue, humilie, piétine, en le jetant aux pieds du pouvoir le plus bas (...) tout l'héritage de deux siècles de lutte pour l'autonomie du microcosme littéraire; et il prostitue avec lui tous les auteurs, souvent héroïques, dont il se réclame dans sa charge de recenseur littéraire pour journaux et revues semi-officiels, Voltaire, Proust ou Joyce.

(...) Instituer en règle de vie le "anything goes" post-moderne, et s'autoriser à jouer simultanément ou successivement sur tous les tableaux, c'est se donner le moyen de "tout avoir et rien payer", la critique de la société du spectacle et le vedettariat médiatique, le culte de Sade et la révérence pour Jean-Paul II, les professions de foi révolutionnaires et la défense de l'orthographe, le sacre de l'écrivain et le massacre de la littérature (je pense à Femmes).

Celui qui se présente et se vit comme une incarnation de la liberté a toujours flotté, comme simple limaille, au gré des forces du champ. Précédé, et autorisé par tous les glissements politiques de l'ère Mitterrand, qui pourrait avoir été à la politique, et plus précisément au socialisme, ce que Sollers a été à la littérature, et plus précisément à l'avant-garde, il a été porté par toutes les illusions et toutes les désillusions politiques et littéraires du temps.

(...) Ses interventions publiques, innombrables, sont autant d'exaltations de l'inconstance ou, plus exactement, de la double inconstance, - bien faite pour renforcer la vision bourgeoise des révoltes artistes -, celle qui, par un double demi-tour, une double demie-révolution, reconduit au point de départ, aux impatiences empressées du jeune bourgeois provincial, pour qui Mauriac et Aragon écrivaient des préfaces."

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    au cas où vous auriez oublié (et pour ceux que ça intéresse),Georges Perros n'a jamais apprécié l'oeuvre de Philippe Sollers (...). Après la lecture du deuxième roman de Sollers, Le Parc, il avoue à Michel Butor: "Je ne marche pas. C'est trop roublard pour moi, trop charmant, trop "de qualité". On n'a pas idée d'aimer la littérature de cette manière distinguée. Ça fera long feu." et, parlant de l'équipe de Tel Quel, Perros écrit: ""Soyons en collectivité, clament-ils, aidons-nous à faire triompher notre littérature, qui est la bonne, l'extra, la SEULE. Mais voyez comme ils s'aident. Ça n'arrête pas de se chamailler, on se croirait à l'école communale, de se tuméfier en douce, et je t'écris des lettres, toujours ouvertes, dame! le monde entier est aux aguets (...) Les surréalistes se faisaient tomber les uns après les autres, dans la frénésie du rêve. Nous ne sommes plus au même endroit du surréalisme, qui est de tous les temps. Et gloire à ceux qui en ont dit la permanence avec cette force, cette fantaisie, cette droiture. Gloire à Duchamp, à Desnos, à Péret, à Breton.
    (...) Tout cela manque de folie, d'innocence, à un point fou. CE sont des femmes, ces gens-là. Moi j'ai mon oeuvre, qui m'attend. Quelle oeuvre? On l'attend. Ils ne savent et peuvent fréquenter que des gens de leur bord, susceptibles de les mettre en valeur. Les autres hommes, qui n'ont pas leurs obsessions, bernique, c'est tout comme s'ils n'existaient pas. (...)
    Quand j'imagine un jeune arrivé "recevant" un jeune parti dans je ne sais quel jardin parisien aux relents littéraires, je me dis que quelque chose cloche dans nos rapports. (Et je n'imagine pas. Je sais.) Nous sommes couverts de petits maîtres ès syntaxe, blancs judicieux, etc. Vous voyez ce que je veux dire. Bon. fermons la parenthèse. Et le reste." NRF, n° 147 1ER MARS 1965 LILIANE BREUNING

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    1. Merci de votre commentaire, si éclairé qu'il en est implacable.

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