Ma chère Adèle,
J'ai tenté de te joindre à de
nombreuses reprises, aussi je me demande si ton téléphone n'est pas
en dérangement...
Hier au soir, j'ai donc décidé de
t'écrire cette lettre pour te livrer mes impressions en ce début de
séjour qui, contre toute attente, s'avère plutôt agréable. Le
lieu, d'abord : vaste et aéré, planté un peu en hauteur au
milieu d'une forêt où les chênes dominent, avant de laisser place
à des vivaces et et à des herbes hautes, nettement plus en aval, quand on s'approche de
la rivière. Le parc à un point culminant, d'où l'on peut entendre
le vent agiter le feuillage argenté des peupliers. J'y vais souvent
pour réfléchir, en retrait de l'agitation et du désordre qui règne
parfois ici. Certains patients, bien que généralement très
sympathiques et dotés d'une générosité de cœur peu commune, se
comportent de façon réellement inappropriée ou dérangeante.
Ainsi la nuit, il y a un homme très
maigre et d'âge mûr qui se promène nu dans le couloir. Il pénètre
dans les chambres de certaines patientes pour leur demander une
masturbation... L'incident s'est hélas tellement répété qu'une
procédure de renvoi est en cours. Il y a encore un type qui, encore pendant la
nuit, s'est mis en tête de déménager sa chambre pour l'arranger à son
goût et à fait traîner son mobilier sur le sol. Or, il se trouve que dans un souci évident de
préservation, nos quelques meubles sont cloués au sol... Le staff
médical s'est ému que le type se soit retrouvé avec un marteau entre les
mains et avait proprement fait des trous dans le sol pour en
désenscastrer le bureau et l'armoire.
Il y aussi, et c'est, comme tu t'en
doutes, le plus pénible, celles et ceux qui connaissent de fortes
tentations suicidaires. Pour prévenir ce fait, nos fenêtres ne
peuvent s'ouvrir que sur une amplitude de quarante cinq degrés,
fixées par des équerres articulées au moyen d'une vis. Ainsi, un
corps ne peut s'y glisser pour se balancer dans le vide. Parce que
c'est arrivé il y a quelques années. Or, une patiente a tenter de
s'ouvrir les veines du poignet, en les plaçant dans l'équerre puis
en rabattant très rapidement et très vivement la fenêtre. C'est
moi qui ai alerté les infirmières. J'ai d'abord entendu des coups
un peu sourds et puis des râles plus forts et plus fréquents. Ils
se situaient quelque part entre des spasmes d'extase sexuelle et le
bruit qu'on fait quand on vomit de la bile. Quand j'ai ouvert la
porte, mon regard s'est d'abord porté sur le sang qui rigolait du
bout de ses doigts jusqu'au sol, et ensuite sur les petits morceaux
de chair qui reposait sur l'équerre en acier, un peu comme les
montres de Dali, tu te souviens ? Presque aussitôt, elle s'est
jetée sur moi et jamais de ma vie je n'ai vu un regard pareil, si
interloqué d'être interrompu dans ses projets d'avenir en quelque
sorte. Peut-être un peu le regard d'Émilie, avant que je ne la
percute.
Malgré tout, je reste positif. J'ai
tout le temps de réfléchir. Quelques fois, je couche le fruit de
mes réflexions dans un carnet. Le psychiatre me dit que ça peut
déclencher quelque chose comme un processus « cathartique ».
Je crois que tu ne me reconnaîtras pas quand tu viendras me rendre
visite. Je me suis rasé la tête ! C'est plus hygiénique ici,
je préfère. J'espère aussi que quand tu viendras, tu me permettras
une nouvelle fois d'assister au doux et si réconfortant spectacle de
ta chaude nudité.
Sois bien persuadée surtout que
c'était purement accidentel. J'imagine combien il doit être
difficile de perdre son enfant, mais était-ce pour autant nécessaire
de m'interdire de venir à l'enterrement ?
Reste aussi persuadée de la profondeur
des sentiments que j'éprouve pour toi.
Amoureusement, Daniel.
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