« Calmer
le jobard » en session collective et en face à face
La
conversion des habitus ou le rêve de l'institution
Note
préalable : Selon R. Castel, « Goffman [dans Calmer le
jobard] explique que, dans le jeu social, il faut toujours laisser
une porte de sortie honorable à celui qui a perdu. Le vaincu, dans
ces conditions, ne perd pas complètement la face et peut garder une
« présentation de soi » qui n'est pas totalement
disqualifié, alors même que ni lui ni ses comparses ne sont
complètement dupes. En revanche, les réactions de celui que l'on
enfonce dans son échec sont imprévisibles et peuvent être
incontrôlables – et j'ajouterai : surtout s'il ne savait pas
qu'il était en train de jouer »1.
En
session collective
Le
dispositif Job Pour Tous est un atelier destiné à la recherche
d'emploi. Les jeunes suivis par l'Espace-jeunes y sont orientés par
leurs référents pour les aider à formuler un projet professionnel,
à trouver un emploi, un petit boulot, une formation ou encore un
contrat d'apprentissage, qui soient conformes à leurs aspirations.
Job pour tous se déroule en sessions d'une durée de trois semaines,
organisées par demi-journées. Les jeunes les plus dotés
scolairement et qui sont jugés comme étant les plus « aptes
à l'emploi », peuvent y être orientés mais seulement
pour y suivre un ou plusieurs « ateliers de mise en
situation ». Ces ateliers sont de plusieurs types :
construction d'un « réseau » à base de rencontres, dans
le cadre d'« entretiens conseils », avec des
professionnels du domaine qui intéresse le jeune ; rédaction
de « CV et de lettres de motivation adaptés » ;
simulations de situations d'entretien d'embauche. Nous nous sommes
intéressés à Job Pour Tous car il donne à voir, de par son
organisation et sa durée, ce qui peut se dérouler quand les
stagiaires sont envoyés dans des organismes de formation2
qui développent le même type d'apprentissages.
L'atelier
se déroule dans une salle claire, dont la moitié est occupée par
une grande table rectangulaire pouvant réunir un dizaine de
personnes. Patricia se tient face à la table et meuble l'espace vide depuis son paper-board. Les nouveaux venus ne se
connaissent pas, ils s'observent comme à la dérobée et chacun
veille à mettre une place entre soi et le voisin. Spontanément, les
filles se placent côte à côte. Les garçons s'appuient sur le
dossier de leur chaise, les bras croisés sur leur torse. Tous
jaugent Patricia et affichent des mines détachées. Patricia invite
ceux des jeunes qui le souhaitent à se présenter, puis elle
présente l'objectif de la session, c'est à dire « développer
des stratégies pour mener à bien leur projet, quel qu'il soit »,
étant entendu « que les parcours de vie de chacun sont tous
différents, et heureusement ». Pour être en mesure
d'atteindre leur objectif, la première chose à savoir est que le
marché du travail se divise en deux. D'une part le marché
ouvert, « qui vient vers moi », et le marché
caché qui nécessite d'adopter « une dynamique de
rencontre ». Patricia révèle que le marché ouvert ne
représente que 33 % du marché de l'emploi. Certains jeunes,
minoritaires, sont largement surpris d'apprendre que les deux autres
tiers sont constitués par les démarches personnelles ou par « le
réseau » et dépendent donc de leur « capacité à
aller vers l'autre ». Certains jeunes sourient de se voir
présenter la recherche d'emploi comme « une
rencontre désintéressée », où le but n'est pas
« de se vendre », contrairement à « la
croyance entretenue par l 'école, qui nous apprend à être le
meilleur ». L'objectif pour Patricia est que les jeunes ne
se considèrent plus des chômeurs mais comme des « professionnels
potentiels ». Puis Patricia se présente comme « un
chef d'orchestre mettant en place la partition jouée par les jeunes,
avec les instruments proposés par l'atelier »,
et pour détendre l'atmosphère, elle évoque son parcours sinueux,
ses enfants et sa passion pour la salsa. Ainsi la
« formatrice-animatrice et maman »
est parvenue à ce que les jeunes se relâchent, et commencent à
échanger des sourires. Ils sont aussitôt invités à donner leurs
avis. Ali (cf. infra), 19 ans et sans diplôme, sa casquette vissée sur la tête
et mâchonnant un cure dent, s'est considérablement relâché et
prend le premier la parole : « les gens (les
patrons) me ferment la porte, y croient que je ne suis pas motivé !
Moi, j'y crois plus ! Alors je me dit « vas-y ferme
ta porte, je pète ta vitre ! Y a rien pour moi ! ».
Leïla, licenciée en AES, confirme le constat, de façon plus
conforme et policée. Patricia entre alors dans un discours
d'euphémisation et de psychologisation des rapports sociaux. Si elle
reconnaît ne pas avoir de prise sur les facteurs extérieurs, il
importe de ne pas « céder à la colère »,
que tout est une « histoire de cheminement, qu'il
faut savoir tourner les petits boutons qu'on a dans la tête, quand
on a un petit caillou dans la chaussure, il faut pouvoir se décider
à l'enlever et ne pas continuer à marcher avec ».
Ali finit par admettre : « j'ai fait le teubé,
y avait des patrons bien ».
Comme nous le montre clairement cette anecdote, cet atelier est le
lieu où il s'agit de convertir les jeunes aux exigences croissantes
d'un marché de l'emploi saturé. Ces derniers n'ayant bien souvent
que de faibles ressources professionnelles, acquises dans un cadre
scolaire pour ceux qui sont dotés de titres professionnalisant, cet
atelier vise à leur faire entrevoir des savoir-être conformes, à
défaut de posséder de solides savoir-faire qu'ils pourraient
convertir rapidement sur le marché de l'emploi. De plus, le discours
tenu par l'animatrice, de façon constante, vise à gommer la
relation asymétrique entre ces jeunes et leurs employeurs
potentiels. Transformer comme nous l'avons vu, la série de
ressources négatives détenues par Ali ; à savoir une immigration
récente, une sortie précoce du système scolaire, son absence de
qualification professionnelle, sa prise en charge par l'équipe de
prévention d'un quartier populaire stigmatisé en « caillou
dans la chaussure », nous
semble être le fruit d'une vision du monde où « tout
est toujours un peu relatif »,
travaillée par des normes contradictoires : celles d'un marché
du travail d'une part, pris dans une spirale toujours plus
concurrentielle et n'offrant que des positions subalternes, et celles
d'un dispositif comme Job Pour Tous, d'autre part, qui vise à transférer
des dispositions individuelles sur un plan professionnel. Il nous
semble permis d'affirmer que, dans une certaine mesure, il concourt,
pour reprendre les termes de Goffman, à « Calmer le jobard »3.
Ainsi, l'atelier peut participer de la construction d'un statut de
substitution à celui du salarié classique, que les jeunes présents
n'ont que rarement tenu et ne peuvent donc faire que comme si ils
allaient l'occuper, encouragés par la « modératrice »
qu'est Paricia. Par exemple, Ézéchiel, venant de La Réunion, âgé de
20 ans et titulaire d'un CAP Cuisine, possède une maigre expérience
professionnelle. Il n'a travaillé en cuisine que dans le cadre de
son apprentissage. Là-bas, il a réalisé des
stages dans deux hôtels-restaurants. Le jeune homme est éligible à
un CAE4
et a entamé des démarches, aiguillées par les contacts de
Patricia, auprès d'un restaurant d'insertion. Le jeune et la
formatrice présagent une issue favorable. Lors de la simulation de
l'entretien d'embauche, l'animatrice joue le rôle du directeur de la
structure. Tout le groupe assiste à l'entretien, afin de pouvoir
émettre des avis et des conseils. Dès les premières questions,
Ézéchiel se montre hésitant, il n'articule pas, ne finit pas ses
phrases, ou les ponctue par des rires. Très vite, quand Martine le
questionne sur le maniement des ustensiles, le jeune homme raconte
qu'il s'est déjà blessé deux fois avec un couteau, étant
volontiers « maladroit (rire)».
Patricia adopte alors le rôle du patron méfiant et fait
comprendre à l'aspirant travailleur qu'il est bien mal parti s'il
continue sur cette lancée. Décontenancé, celui-ci se mure dans un
silence embarrassé. Elle lui fait alors raconter ses impressions à
son arrivée en France, et se montre pleine d'empathie quand le jeune
lui confie le rythme soutenu de travail exigé en France. Il ajoute
que n'aimant pas travailler dans le stress, il a déjà « cassé
des piles d'assiettes ».
La formatrice, jouant toujours son rôle d'employeur, précise alors
que outre l'emploi en cuisine, elle cherche à recruter quelqu'un
sachant par ailleurs « animer ».
Le jeune amateur de théâtre et de danse qu'est Ézéchiel lui
répond qu'en effet, à l'occasion d'un spectacle de fin d'année à
l'école, il a joué le rôle d' « un gars dans
une histoire d'amour »
(Roméo) puis s'empêtre dans la prononciation de Shakespeare. La
simulation prend fin et les autres jeunes sont invités à donner
leurs avis sur la prestation de leur camarade. Les avis sont
unanimes, Ézéchiel a « tout déchiré »
et si sa candidature n'est pas retenue, « c'est
vraiment pas juste ».
Le jeune homme est ravi. Nous avons recroisé Ézéchiel quelques mois plus tard, il n'avait
pas été recontacté par le restaurant et venait de passer des tests
d'habileté au Pôle Emploi pour être commis de cuisine pendant la
saison. Le jeune homme pensait n'y avoir pas été « assez
rapide ». Après cet
atelier, nous avons également croisé Sophie, titulaire d'un BTS de
secrétariat, qui nous a confié « s'être faite
jetée de partout, et qu'au bout d'un moment, ben ça fait vachement
de bien de voir qu'on est pas complètement nul et qu'on sait faire
plein de trucs. Ça donne la pêche. »
Ainsi,
ces jeunes, réputés par leurs conseillers « proches de
l'emploi » et à qui ils ne manqueraient que de savoir y mettre
les formes, se voient ainsi proposer « une chance
supplémentaire de se qualifier pour un rôle »
professionnel qui se dérobe pourtant toujours devant eux. Mais à
travers les propos de la jeune fille, nous pouvons voir comment l'une
des fonctions, si ce n'est la principale, de l'atelier est de
participer à la « consolation (…) des espérances »
professionnelles de ces jeunes.
En
face à face :
Ali
(cf. supra) a donc 19 ans et n'a pas de diplôme. Il vit chez sa
grande sœur avec qui la cohabitation se passe mal. Très tôt le
matin, il rejoint « les autres galériens de N.» pour
« traîner ». Il a régulièrement des
altercations avec ses pairs de dispositifs et les encadrants. Il
souhaite intégrer un corps militaire d'élite mais refuse de faire
soigner sa mauvaise santé. Pour sa conseillère, « c'est
même pas la peine de passer les tests physiques ». La
professionnelle va alors se saisir de ce problème puis dériver sur
les fortes contraintes exercées par la hiérarchie militaire,
contraintes qui sont aussi présentes « dans la vie
ordinaire ». Les tests d'aptitude ne se déroulant qu'en
avril, Ali doit donc « s'occuper et trouver un petit
boulot » en tant que livreur de pizza. Il constate
laconiquement qu'il n'a aucun diplôme et pas de moyen de locomotion.
La professionnelle se saisit alors de l'occasion et aborde la
question des savoir-être :
Martine : Tu sais les employeurs (...) mais ils regardent aussi le comportement. Ça, on en a aussi longtemps parlé. Donc si en entretien tu montres que tu es motivé, que tu as envie (ton appuyé), que tu veux travailler...C'est quoi le problème ? À ton avis (Ali sourit, rire de la conseillère) ? On en a parlé souvent.
Ali : (silence de quatre secondes). J'sais pas, on dirait que je suis pas motivé...
Les
sourires du jeune et de la conseillère laissent voir qu'il s'agit là
d'une scène récurrente entre eux et que le discours qu'elle lui
tient à été suffisamment incorporé par le jeune, qui peut ainsi
lui donner un gage de sérieux minimal . La conseillère lui rappelle
alors les « retours » positifs à l'issue de ces
stages de maçon et fait valoir les aptitudes de Ali à se lever le
matin malgré les difficultés qu'il connaît, ce dont d'autres
jeunes s'avèrent incapables. Elle livre à Ali que s'il peut se
comporter légèrement avec elle ou avec son éducateur, tel n'est
pas le cas avec un employeur potentiel. Nous pouvons lire en creux du
discours de la conseillère, une sorte de propédeutique discursive
visant à ce que le jeune se prépare à des interactions
diversifiées, éloignées de celles qu'il peut connaître au
quotidien :
Martine : ...ta vie sociale, il s'en fout. Tu vois ? C'est pas son problème, à l'employeur. Un employeur, il se fait une idée sur quelqu'un les deux premières minutes où il l'a dans son bureau (…) « ah ben lui, il sert la main d'un façon tellement molle, que il va être à la ramasse tous les jours, donc je vais pas le prendre ». Ça peut s'arrêter là !
À
la fin de l'entretien, Ali, qui en contrat CIVIS, est éligible à un
CAE. La conseillère le charge de « s'informer »
sur ces offres spécifiques de contrats et l'inscrit à Job Pour Tous afin qu'il trouve un « petit boulot en
attendant avril ».
Angélique,
22 ans, en « rupture familiale », a quant à elle
été orientée vers l'institution par une assistante sociale du
CROUS5.
La jeune fille touchait une bourse de l'enseignement supérieur
jusqu'à ce qu'elle abandonne sa deuxième année de BTS. Elle
travaille au noir quelques heures par semaine dans un restaurant d'un
autre département et n'est pas inscrite comme demandeuse d'emploi.
Le coût de ses trajets pèse dangereusement sur son maigre budget.
Elle suit par correspondance des cours privés pour devenir
décoratrice d'intérieur. Elle ne relève donc pas du CROUS. Après
des incompréhensions réciproques, très vite la conseillère
constate « qu'elle ne va rien pouvoir faire », la
jeune fille étant considérée comme lycéenne au sein d'une école
privée, non reconnue par l'État.
La
jeune fille émet alors le souhait de trouver une formation par
alternance dans le domaine de la décoration. La conseillère lui dit
qu'elle ne peut-être rémunérée puisque sortie de formation
initiale dans l'année, ce qui constitue, selon la conseillère « une
contrainte hallucinante ». Angélique réplique alors
vivement :
Angélique : C'est pour ça que j'ai arrêté mon BTS (en Économie sociale et familiale, débit vif et rapide). Pour éviter d'être à votre place et dire des choses aussi aberrantes (léger rire, forcé), vous voyez...
La
conseillère précise qu'il s'agit d'un choix politique de la région
et conseille alors à la jeune fille de vite s'inscrire à Pôle
Emploi et de travailler quatre mois pour « attraper le
statut de demandeur d'emploi indemnisé ». La
conseillère se livre alors à une sorte d'activisme professionnel en
proposant toutes sortes d'emploi (restauration, jardinage,
téléphonie) et de « tuyaux » (Forum des emplois
saisonniers, recrutement massif ). Elle lui fait également partager
ses visites dans les plus grandes entreprises qui recrutent dans le
bassin d'emploi et opère de fines taxinomies sur les modes de
recrutement, les conditions et le rythme de travail, les moyens
d'optimiser les chances pour la jeune fille d'être retenue. Il
s'agit alors pour la conseillère de mettre en scène l'étendue des
réseaux de l'institution en partageant, sur un mode proche de la
complicité, ce que seuls les initiés peuvent savoir des
« coulisses ». Étant parvenue à faire oublier les
différentes incompatibilités statutaires, la conseillère la fait
revenir sur sa rupture familiale6.
Angélique revient sur ses mauvaises relations avec ses parents, sur
son sentiment d'être la mal-aimée de la famille. Sur sa mise en
internat à l'âge de douze ans dans une MFR où elle a été agressée sexuellement. L'entretien se clôt
sur l 'évocation d'une psychotérapie familiale par la
conseillère et sur le « beau parcours »
d'Angélique, passée « d'une MFR à un BTS (très
sélectif) ». La jeune fille est invitée à appeler la
conseillère si elle trouve que « ça n'avance pas ».
Nous
voyons ici de façon exemplaire, comment l'encadrement juvénile est
amené à reporter son impuissance professionnelle sur les
mauvaises dispositions personnelles de leur public, et non sur les
causes structurelles qui peuvent le cas échéant, conduire ces
jeunes à épouser des carrières de « stagiaires
perpétuels »7. Il nous est alors permis d'apercevoir à quel point il est problématique - pour ne pas dire illusoire - pour l'institution de se livrer à un travail de conversion des dispositions dans un contexte plus général, sinon disqualifiant, du moins défavorable.
1R.
Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du
salariat, Fayard, 1995
2Selon
Xavier Zunigo, c'est lors de ses périodes en centre de formation
que se fait le véritable travail de conversion des dispositions,
La gestion publique du chômage des jeunes de milieux
populaires. Éducation morale, conversion et renforcement des
aspirations socioprofessionnelles, sous la direction de G.
Mauger, EHESS, 2007
3Goffman
E., "Calmer le jobard : Quelques aspects de l'adaptation à
l'échec", in Le parler frais d'Erving Goffman, Minuit, coll.
Arguments, 1987. Les citations suivantes en sont également issues.
4Contrat
d'aide à l'emploi
5Ce
qui montre bien que même parmi les professionnels de l'action
sociale, l'institution demeure mal identifiée.
6On
voit bien ici comment la conseillère tente « d'accrocher »
la jeune fille, en recourant à ce que V. Dubois nomme « la
personnalisation des procédures ». V. Dubois, La vie au
guichet. Relation administrative et traitement de la misère,
Economica, 1999.
7X.
Zunigo, Ibid.
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