Récits de soi,
écrits ou oraux, autobiographies, paroles d'enquêtés :
L'usage et
le statut du matériau biographique dans les sciences sociales.
L'usage fait du matériau
biographique pose aux sciences sociales toute une série de problèmes, inséparablement
épistémologiques et méthodologiques. En effet, le mode du récit
de soi, s'il diffère en fonction des zones sociales d'appartenance
du narrateur ou du locuteur, emprunte les mêmes étapes
que le récit d'une histoire se déroulant dans un cadre
quasi-romanesque, et se donne à voir comme un tout cohérent et
conscient, avec un début et un fin.1
La question pour le chercheur est alors celle de la différenciation
entre discours du sens commun et discours savant pour tenter
d'objectiver cette parole mise en scène.
Avant de nous interroger sur le
statut qu'il convient d'attribuer à l'approche biographique dans les
sciences sociales et la sociologie plus particulièrement, il nous
faut faire un retour sur l'histoire de l'introduction de
« l'institution biographique »2
au sein des sciences sociales.
Si l'approche biographique est
traditionnelle en histoire, elle se diffuse en sociologie avec les
enquêtes des sociologues de Chicago, et notamment celle de N. Anderson, Le Hobo (1923), qui a réunit 154 fiches
biographiques pour retracer les conditions de vie des travailleurs
migrants se déplaçant au gré des chantiers, d'une ville américaine
à l'autre ; ou encore, celle de Thomas et Znaniecki sur le Paysan
polonais en Europe et en Amérique ((1919), étude des documents
personnels des enquêtés et de l'autobiographie d'un ouvrier
boulanger. Ils constatent « la supériorité des récits de vie
sur tout autre type de matériau pouvant donner lieu à l'analyse
sociologique ». Cette nouvelle approche de la sociologie,
exemplarisée par Les enfants de Sanchez d' O. Lewis,
en contrepoint d'une vision durkheimienne, va être à l'origine de
vocations sociologiques, et favoriser une tension entre littérature
et sociologie notamment. Ainsi D. Bertaux, ancien président de l'Association
Française de Sociologie relate sa découverte de l'ouvrage en ces
termes : « j'ai grandi dans un milieu marqué implicitement
par la littérature. Que les sciences sociales puissent présenter un
aspect littéraire, rien ne pouvait me les rendre plus
sympathiques»3.
Cette tension, de plus en plus visible dans les années 1960-1970,
s'incarne parallèlement en histoire avec le foisonnement et le
succès des biographies grand public.
Le récit biographique, « fasciné
par ses propres pouvoirs de suggestion... visée utopiques
d'exhaustivité qui fonde son impression de compréhension dans
l'illusion d'immédiateté »4,
qui « offre une structure narrative dont les effets de
séduction empruntent au romanesque »5
en vient peu à peu à s'autonomiser du champ proprement
universitaire. Des maisons d'édition vont se créer, mêlant
sciences sociales et biographies littéraires, et connaître des
succès considérables, comme la collection Terre humaine. Le
statut même des textes se trouve affecté. L'effet de réel, exercé
par l'approche biographique, contribue au brouillage des frontières
entre sciences sociales et l'univers biographique. Ainsi, les deux
approches vont se concurrencer pour dire la vérité sur le monde
social.
Ce trait concurrentiel peut
s'incarner à travers le travail littéraire d'Annie Ernaux, qui se
situe entre autobiographie littéraire et auto-socioanalyse. En
effet, A. Ernaux montre des intentions sociologiques conscientes et
explicites. Elle est parmi les premiers à introduire dans des récits
littéraires des fiches préparatoires, des extraits de témoignage,
des archives et des notes de bas de page. Son travail, voulant rendre
compte de la domination par le littéraire, montre une grande
proximité avec la sociologie et particulièrement celle de P.
Bourdieu. Lors d'un séminaire de l'INED, devant une assemblée
majoritairement constituée de sociologues, A. Ernaux se « demande
s'il y a une différence profonde entre fiction et sociologie »
et déclare que « si la littérature est un art, c'est avant
tout une science humaine »6.
Il est alors nécessaire pour le
chercheur en sciences sociales d'interroger le statut et la véracité
du récit biographique qui a tendance à « s'imposer d'emblée,
en concentrant la transparence fonctionnelle de la « pré-notion »,
l'évidence existentielle du vécu et l'efficacité dramatique du
scénario »7.
Les schèmes narratifs alors à l'oeuvre empruntent ceux du récit
littéraire et présentent en surface toutes les apparences d'une
unité d'ensemble. Cette « mise en histoire » de soi
exige d'être contextualisée, pour éviter les pièges de la
philosophie du sujet et du personnalisme. Selon P. Bourdieu, le nom
propre constitue « une identité sociale constante et durable
(...) dans tous les champs possibles (...) à travers les temps et
les espaces sociaux»8.
Aussi, il appartient au chercheur de se détacher du récit de vie se
présentant « comme une série unique et à soi suffisante
d'évènements successifs » en reconstruisant les processus,
les trajectoires, et en les recontextualisant dans le temps et
l'espace social. Mais, en dépit de ces préventions
épistémologiques, P. Bourdieu va lui-même illustrer la connivence
des sciences sociales avec un pacte de lecture plus classique, propre
à la littérature, avec la publication de La misère du monde,
en 1993, destinée à un public élargi : « ...même si nous
comprenons que, voyant dans les différentes « études de cas »
des sortes de petites nouvelles, certains puissent préférer les
lire au hasard, et choisir d'ignorer les préalables méthodologiques
ou les analyses théoriques ». Dans la forme même de
l'ouvrage, c'est le plaisir du lisant qui semble être encouragé.
Les titres et les sous-titres des entretiens retranscrits sont les
mots-mêmes des enquêtés, et les parties sont précédées d'une
page présentant des extraits de texte dactylographiés, renforçant
ainsi une dimension authentique de l'enquête. Bien plus, cet
ouvrage semble mettre en scène, ou au moins suggérer, une évolution
paradigmatique du chercheur, jusqu'alors majoritairement et
abusivement perçu comme « déterministe » . Dans une
sorte d'avertissement au lecteur, P. Bourdieu écrit, à propos des
entretiens menés : « nous les avons organisés et présentés
en vue d'obtenir du lecteur qu'il leur accorde un regard aussi
compréhensif que celui... ».
De même, l'ouvrage se clôt par un texte final intitulé
Comprendre9.
L'échantillon étudié dans l'ouvrage n'est jamais défini, La
misère du monde peut, à la
limite, être considéré comme une somme de cas exemplaires, au sein
de laquelle : « l'auteur-chercheur (...) a mis en compétition
des vies d'hommes sans méthodologie ni règle du jeu [pour]
déclencher à tous coups l'impression de comprendre en profondeur,
de saisir « la vérité typique » »10.
L'influence
exercée par l'approche biographie sur les sciences sociales trouve
peut-être son fondement dans un lectorat élargi, en raison
notamment de l'explosion scolaire11.
Mais cette influence ne doit pas valoir assimilation entre récits de
fiction et sciences sociales. Il est nécessaire de circonscrire le
biographique, de ne pas l'avaliser pour sa prétendue exemplarité
authentificatrice, et pour cela, de le mettre en relation avec les
événements qui adviennent et les états successifs de la structure
sociale12.
Les sciences sociales peuvent, et doivent, intégrer le matériau
biographique, mais le traiter comme un matériau parmi d'autres, pour
ajouter « des contraintes à l'interprétation »13,
et non l'enregistrer pour lui-même, ce qui reviendrait à abdiquer
face à un discours de sens commun. La situation d'enquête doit
mobiliser toute la réflexivité du chercheur quant aux modes de
présentation de soi, car les enquêtés et les biographes « ne
manquent ni de talent, ni de bonnes raisons pour falsifier la
représentation des faits »14.
Ce
conflit épistémologique auquel donne lieu l'usage du matériau
biographique, oscillant entre explication objectivante et restitution
naïve de la parole livrée, est certainement dû aux enjeux sociaux
concurrentiels liés à la lutte pour dire la vérité sur le monde
social, ou plus simplement, à « la sorte de malédiction
spéciale qui veut que les sciences de l'homme aient affaire à un
objet qui parle, les vouent à osciller entre un excès de confiance
dans l'objet lorsqu'elles prennent à la lettre son discours et un
excès de défiance lorsqu'elles oublient que sa pratique enferme
plus de vérité que son discours ne peut en livrer »15
1P.Bourdieu,
« L'illusion biographique », Actes de la recherche en
Sciences sociales, 1986,
2J.C.Passeron,
« Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue
française de sociologie, XXXI, 1989.
3B.Pudal,
« Du biographique entre « science » et
« fiction ». Quelques remarques programmatiques »,
Politix, 1994.
4J.C.Passeron,
ibid.
5B.Pudal,
ibid.
6I.Charpentier,
« Quelque part entre la littérature, la sociologie et
l'histoire... », Contextes, 1, 2006
7J.C.Passeron,
art. cité
8P.Bourdieu,
art. cité
9On
lira avec profit le questionnement émis par N. Murard et JF. Laé :
« Alors comprendre, c'est quoi, en fin de compte ? Pas
seulement se mettre à l'écoute du réel, mais l'entendre se
bidonner de son rire inextinguible (...) », in. Deux
générations dans la débine, Bayard, 2011.
10J.C.Passeron,
art. cité
11B.Pudal,
art. cité
12V.
par exemple A.Collovald, J.Chirac et le gaullisme, Belin, 1999
13J.C.Passeron,
art. cité
14E.Goffman,
La mise en scène de la vie quotidienne, ,1. La présentation de
soi, Paris, Les Editions de minuit, 1973
15P.Bourdieu,
Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, 1972
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