Un sac de haine
ou des « Des cas institutionnellement non-pertinents »1
Il est une sorte de public qui est amené à
se rendre à la Mission locale et qui s'avère particulièrement
problématique pour les conseillers.
Théoriquement, l'institution à vocation à s'adresser à tous les jeunes de 16 à 25 ans. Pourtant, une fraction de cette classe d'âge ne peut bénéficier d'aucun dispositif proposé par la Mission locale en raison de son statut.
Théoriquement, l'institution à vocation à s'adresser à tous les jeunes de 16 à 25 ans. Pourtant, une fraction de cette classe d'âge ne peut bénéficier d'aucun dispositif proposé par la Mission locale en raison de son statut.
En effet, il n'est pas rare de voir se présenter
des jeunes qui sont en cours de cursus scolaire. Pour les jeunes
majeurs, il s'agit de mettre un terme à ce statut en s'inscrivant au
Pôle Emploi afin de « bénéficier » du statut de
demandeur d'emploi. Il est frappant d'observer l'insistance des
conseillers sur ce point, qui vient clore de façon systématique
chaque entretien de premier accueil. Nous faisons l'hypothèse que
les nombreux a priori positifs que les jeunes formulent sur la
Mission locale viennent du contraste saisissant avec cet espace
identifié comme largement bureaucratisé, favorisant un traitement
standardisé et impersonnel qu'est Pôle Emploi.
Pour les jeunes qui se rendent pour la première
fois dans cet « espace-jeunes », et peu socialisés à
l'espace de gestion du chômage, les conseillers peuvent être
identifiés à un vaste bureau d'aide sociale, au statut non défini
et toujours susceptible d'apporter une solution aux problèmes
rencontrés, quelques soient leurs natures. La Mission locale peut
alors être victime de sa réputation quand son personnel n'a pas de
réponse, et par un jeu de miroir, se retrouver assimiler à un
espace subalterne, sans réelle prise sur les difficultés
rencontrées par certains jeunes.
Dans ce cas, les entretiens individuels deviennent
le lieu « d'expression du ressentiment social »2.
Par exemple Angélique, 22 ans, en « rupture
familiale », a été orientée vers l'institution par une
assistante sociale du CROUS. La jeune fille touchait une bourse de
l'enseignement supérieur jusqu'à ce qu'elle abandonne sa deuxième
année de BTS. Elle travaille au noir quelques heures par semaine
dans un restaurant d'un autre département et n'est pas inscrite
comme demandeuse d'emploi. Le coût de ses trajets pèse
dangereusement sur son maigre budget. Elle suit par correspondance
des cours privés pour devenir décoratrice d'intérieur. Elle ne
relève donc pas du CROUS. Après des incompréhensions réciproques,
très vite la conseillère constate « qu'elle ne va rien
pouvoir faire ». La jeune fille étant considérée comme
lycéenne au sein d'une école privée, non reconnue par l'État.
La jeune fille émet alors le souhait de trouver
une formation par alternance dans le domaine de la décoration. La
conseillère lui dit qu'elle ne peut-être rémunérée puisque
sortie de formation initiale dans l'année, ce qui constitue, selon
la conseillère « une contrainte hallucinante ».
Angélique réplique alors vivement :
Angélique : C'est pour ça
que j'ai arrêté mon BTS (en Économie sociale et familiale, débit
vif et rapide). Pour éviter d'être à votre place et dire des
choses aussi aberrantes (léger rire, forcé), vous voyez...
La conseillère précise qu'il s'agit d'un choix
politique de la région et conseille alors à la jeune fille de vite
s'inscrire à Pôle Emploi et de travailler quatre mois pour
« attraper le statut de demandeur d'emploi indemnisé ».
La conseillère se livre alors à une sorte d'activisme professionnel
en proposant toutes sortes d'emploi (restauration, jardinage,
téléphonie) et de « tuyaux » (Forum des emplois
saisonniers, recrutement massif au Futuroscope). Elle lui fait
également partager ses visites dans les centres d'appel et opère de
fines taxinomies sur les modes de recrutement, les conditions et le
rythme de travail, les moyens d'optimiser les chances pour la jeune
fille d'être retenue. Il s'agit alors pour la conseillère de mettre
en scène l'étendue des réseaux de l'institution en partageant, sur
un mode proche de la complicité, ce que seuls les initiés peuvent
savoir des « coulisses ». Étant parvenue à faire
oublier les différentes incompatibilités statutaires, la
conseillère la fait revenir sur sa rupture familiale3.
Angélique revient sur ses mauvaises relations avec ses parents, sur
son sentiment d'être la mal-aimée de la famille. Sur sa mise en
internat à l'âge de douze ans dans une MFR où elle a été violée,
sur sa tentative de suicide l'année suivante. L'entretien se clôt
sur l 'évocation d'une psychotérapie familiale par la
conseillère et sur le « beau parcours » d'Angélique,
passée « d'une MFR à un BTS (très sélectif) ». La
jeune fille est invitée à appeler la conseillère si elle trouve
que « ça n'avance pas ». À l'issue de l'entretien, la
professionnelle ignorera ma question relative aux incohérences
statutaires et sur l'absence objective de réponse apportée par
l'institution. Elle reportera la faute sur la jeune fille, qu'elle
qualifiera de « sac de haine » et me prendra à témoin
sur la façon dont cette dernière « l'a traitée ». Nous
voyons ici de façon exemplaire, comment les conseillers reportent
leur impuissance professionnelle sur les mauvaises dispositions
personnelles de leur public, et non sur les causes structurelles.
Nous avons noté, chez certains conseillers, une tendance à la
naturalisation des mérites de certains jeune (« lui, c'est un
tout petit, petit, petit niveau », « elle en a dans la
tronche ») souvent massivement calquée sur les niveaux
scolaires.
Nous avons aussi constaté une impuissance des
conseillers vis-à vis des « petits niveaux universitaires »,
qui ont abandonné avant la licence et qui veulent se réorienter,
sans avoir de d'idées précises. Ces jeunes sont considérés comme
plus « autonomes » par l'institution, qui en conséquence
leur « colle moins à la culotte ». La plupart du temps,
il s'agit de « dégager un projet professionnel » que les
professionnels délèguent à des organismes privés spécialisés
dans le bilan de compétences. Celui-ci peut s'avérer improductif et
faire émerger des compétences tout à fait contradictoires. Nous
songeons au cas de ce jeune, ayant abandonné en première année de
géographique. La « Carte de compétences » qu'il a
effectué lui certifie qu'il a des dispositions pour être
alternativement critique d'art et conseiller financier. Ici, nous
touchons la limite de cette institution douce qui hérite, du fait de
la massification universitaire et des difficultés d'accès aux
segments les plus stables du marché du travail, d'un public de type
nouveau, qui était jusqu'aux débuts des années 2000, relativement
protégé de la fréquentation des Missions locales. D'un niveau
scolaire proche de celui des conseillers, ce public semblent venir
leur signifier la limite de leur action, notamment quand il est en
demande d'orientation et qu'il maîtrise déjà en partie les
techniques scolarisées de recherche d'emploi. Les entretiens
individuels donnent à voir des échanges témoignant quelques fois
d'une forte proximité culturelle. Nous avons à l'esprit cet
entretien de premier accueil d'un jeune sortant d'une première année
universitaire. Quand il déclare à la conseillère se consacrer à
la pratique du violon, les deux protagonistes se lancent dans une
discussion d'une vingtaine de minutes sur les mérites de
l'acoustique du Conservatoire de musique, les deux filles de la
conseillère se consacrant elles-aussi à une pratique instrumentale.
1Nous
empruntons cette formule à V. Dubois.
2Dubois
V., La vie au guichet, Relation administrative et traitement de la
misère, Économica, coll. Études politiques, 1999, p.41
3On
voit bien ici comment la conseillère tente « d'accrocher »
la jeune fille, en recourant à ce que V. Dubois nomme « la
personnalisation des procédures ». Dubois V., La vie au
guichet, Ibid, p.18
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