Le camarade Renaud Schaffauser, tenancier de l'excellent blog Le Pelikan, dans le cadre de la désormais classique Dissémination mensuelle de la web-asso des auteurs, a fait une proposition thématique consacrée à la littérature et à son adaptation cinématographique.
Soyons franc, notre inculture en ce domaine est à peu près totale et, en quelque sorte, le ciel nous est tombé sur la tête quand nous avons découvert la proposition de l'ami Renaud. En outre, les adaptations que nous avons pu voir ont le plus souvent été source de déception (des Frères Karamazov jusqu'au récent On the road, notamment).
Et puis, le regard perdu le long des travées de notre bibliothèque, l'oeil s'arrête sur la tranche d'une précieuse antiquité trouvée par hasard, ô joie, chez un bouquiniste, datant de 1968 : Les Cahiers de l'Herne en poche-club, aux éditions Pierre Belfond, et consacrés à Céline.
Et là, la retranscription d'un récit oral de l'adaptation du Voyage au bout de la nuit (1932) par Céline lui-même (que l'on trouve aussi dans le volume I de la Pléiade)... C'est aussi l'occasion de suggérer aux metteurs en scène Une Vie à Meudon, avec pourquoi pas, un J. Dutronc émacié jouant Céline, C. Frot interprétant Lucette Destouches, où l'on pourrait croiser C. Rich, A. Dussolier, interprétant G. Gallimard ou M. Aymé. En noir et blanc.
Mais, "n'est-ce pas", nous ne sommes pas cinéaste...
Le "Voyage" au cinéma
Comment Céline imaginait l'introduction et la fin du « Voyage au bout de la nuit », dans une adaptation cinématographique. Propos recueillis au magnétophone. 1960, Meudon.
Alors voilà ... En Juillet 14. Nous sommes
avenue du Bois. Nous avons là trois parisiennes assez nerveuses. Des
dames de l'époque, de l'époque de Gyp. Et alors on entend, mon
Dieu, ce qu'elles disent. Et passe dans l'avenue du Bois, passe dans
l'allée cavalière, un général, et son officier d'état-major qui
suit par-derrière, à cheval, évidemment à cheval. Alors, la
première des dames, mon Dieu mon Dieu : "Ah ! Dites donc, le
général de Boisrobert, vous avez vu. - Oui, j'ai vu. - Il m'a
saluée, je crois ? - Oui, oui, il vous a saluée. Moi, je ne l'ai
pas reconnu. Ça ne m'intéresse pas vous savez. - Mais l'officier
d'état-major, c'est le petit Boilepère, oh, il est venu avant-hier,
il est assomant, n'ayez pas l'air de voir, ne regardez pas, ne
regardez pas. Vous savez, il nous a parlé des grandes manoeuvres de
Mourmelon ! Oh, il m' a dit, c'est la guerre, je m'en vais, je
pars... il nous assomme, n'est-ce pas, avec la guerre...
Alors on entend une musique dans le lointain, une
musique sonnante, guerrière.
Vous croyez, oui, vraiment ?
Oh oui, avec cette guerre, ils nous assomment, ma
chère amie. Les promenades militaires maintenant, le soir, ça a
l'air de quoi ? C'est une guinguette, c'est pas possible... A
Longchamp, la dernière fois, j'ai vu les soldats avec des
bourguignotes, des espèces de casques, c'est pas croyable, c'est
très laid, ils s'enlaidissent, c'est ça qu'ils appellent faire la
guerre. C'est ridicule, n'est-ce pas, ridicule. Oh, oui oui oui c'est
ridicule... Oh, tiens, voilà l'attaché d'ambassade d'Espagne ? Il
parle de guerre aussi, mon petit, c'est effrayant, oh j'en ai marre
alors, il vaut mieux aller à la chasse tirer des faisans. Des
guerres à cette époque-ci c'est ridicule, enfin, c'est
inconcevable, c'est pas croyable ces choses-là. Ils ont des refrains
imbéciles, non vraiment, c'est du Maurice Chevalier, il est très
drôle d'ailleurs, il fait rire partout.
Et voilà, oui, c'est tout.
Ah, parlez plutôt de la bataille de fleurs, la
bataille de fleurs, ça oui, c'était joli, c'était gracieux
partout. Mais maintenant ils partent à la guerre, ça c'est idiot
n'est-ce pas, c'est pas possible ça ne peut pas durer.
Bon, bien, alors là nous avons un lever de rideau,
nous sommes entrés dans la guerre. Bon. À ce moment-là vous pouvez
partie dans Paris présenter un autobus, il y a des vues
saisissantes, l'autobus qui descend vers le carrefour Drouot,
l'autobus à ce moment-là prend un galop, c'est rigolo ça à voir,
l'autobus Madeleine-Bastille, à trois chevaux, ah bien vous prenez
cette vue-là. Bon, bien. Alos à ce moment-là vous rentrez dans les
paysages. Vous prenez les paysages qui sont dans le Voyage. Il faut
relire le Voyage – ça c'est ennuyeux. Il faut trouver dans le
Voyage des choses qui existent encore. Le passage Choiseul vous
pouvez certainement le prendre. Mais il y aurait Epinay, la montée
d'Epinay, vous aurez encore... Suresnes, vous pouvez prendre, mais ça
ne ressemble plus à ce qui était... et puis vous pouvez prendre les
Tuileries, vous pouvez prendre le square Louvois, les petites rues,
ça, c'est à voir, ce qui colle avec vos affaires.
Et puis, il y a la mobilisation. Bien. À ce
moment-là vous rentrez dans le Voyage. Là alors, c'est où les
héros du Voyage partent à la guerre, ça fait partie du grand film.
Faut du pognon pour ça...
Puis alors, la fin.
Alors là je vous laisse une partie rêveuse, et
puis vous pouvez représenter, peut-être un paysage de la Meuse, là
où j'ai commencé la guerre d'ailleurs, un peu les Flandres, bon,
très bien, vous n'avez qu'à voir, c'est évocateur, et puis tout
doucement vous commencez à faire partir ce roulement de la
canonnade. Ce qui marquait la guerre, pour les gens de 14, quand ils
arrivaient au front, c'est la canonnade, de part et d'autre. C'est un
roulement Blom belolom belom, qui était une espèce de meule où
passait au fond l'époque. C'est_à_dire que là, devant vous, vous
aviez la ligne de feu, et c'est là qu'on allait crever, c'est là
que les gens allaient mourir. Bon et alors il s'agissait de monter là
à la baïonnette, mais ça se traduisait en gros par le feu et les
incendies. Le feu, puis ça brûlait. Les villages brûlaient, tout
brûlait. Le feu puis la boucherie.
Vous représentez comme vous pouvez,
débrouillez-vous. C'est là que je compte sur le petit Descaves. Il
faut une musique qui accompagne ce bruit de canonnade. Boh, une
musique assez sinistre, assez wagnérienne, assez profonde, et ça il
peut couper dans les bibliothèques, pour ça. Une musique qui
accompagne tout. Très peu de phrases. Très peu de mots. Même dans
la grande histoire, même dans les trois cents millions. La
canonnade. Belombelolom Bom, tactactac. Des mitrailleuses, il y en
avait déjà. De la mer du Nord à la Suisse il y a avait un ruban de
quatre cent cinquante kilomètres qui n'arrêtait pas de brouter de
l'homme, et de part et d'autre. Ah, ben oui, le type qui arrivait là,
il disait, c'est là que ça se passe, c'est la guillotine, quoi.
C'est là qu'on se massacrait. C'est pas du rêve ! Et il en est
mort un million sept cent mille. C'est pas un petit peu ! Avec
des reculs, des avances et des reculs, des boboums plus puissants,
des gros canons, des petits, pas beaucoup d'avions, non, vous pouvez
représenter un vague avion, c'était pas grand-chose, non, ce qu'on
craignait, c'était la canonnade très nette. Les Allemands, eux,
avaient de gros canons qui étaient une grosse surprise pour l'armée
française, des 105, on n'en avait pas. Bon. Et des bicyclettes qu'on
pliait, qu'on cassait.
Alors, pour finir l'histoire, le Voyage, vous voyez,
il finit, ben, il finit comme il peut, quoi, mais alors, justement,
il y a un e fin, une terminaison, une signature du Voyage, vivante,
alors. Le livre se termine en paroles philosophiques, ça se termine
pour le livre, mais pas pour le cinéma. Alors au cinéma voilà. Je
voyais une fin : celle-ci. Il ya un vieux bonhomme – qui est
Simon dans mon esprit – qui est gardien du cimetière, du cimetière
militaire. Bien, il est vieux, maintenant, il a soixante-dix ans, il
peut plus. Ben alors le directeur du cimetière militaire, qui est
conservateur, un jeune homme lui a signifié qu'il est temps de
sortir... Ah, il dit, je veux bien, j'demande pas mieux parce que je
peux plus y aller... Parce que voilà, on a bâti pour lui une cabane
aux environs de Verdun, quoi, une cabane, et alors, de cette cabane
Adrian, une baraque Adrian qu'on lui a laissée, il fait un peu
buvette aussi en même temps, et puis il a un gramophone, et alors,
de l'époque, hein ! Alors , dans la buvette, eh ben il donne à
boire aux gens et il dit, il raconte son histoire, à beaucoup de
gens, et on voit la buvette, et alors il y a des gens qui viennent,
il y en a beaucoup qui venaient, mais qui viennent plus, pour voir
les tombes des chers disparus, il se sent bien vieux, hein, et puis
pour y aller c'est assez difficile, c'est si difficile qu'il y va
plus, lui, parce u'il dit je suis trop vieux, j'peux pas, bouger.
Faire trois kilomètres à travers les sillons, c'est merdeux, c'est
impossible, je reviens crevé, n'est-ce pas, j'peux plus, j'peux
plus, ah, non. Alors il a l'occasion de dire ça, parce que le
conservateur du cimetière lui a trouvé quelqu'un pour le remplacer.
Et qui c'est ce quelqu'un pour le remplacer ? Ben, ce sont
des... ce sont des Arméniens. Une famille d'Arméniens. Il y a un
père, une mère, et cinq petits enfants. Et pourquoi qui sont là ?
Parce qu'ils étaient en Afrique comme font tous les Arméniens
(sic), et on les a foutus à la porte de l'Afrique, et on leur a dit
vous allez vous réfugier là-haut, vous aller trouver un cimetière,
vous aurez un bonhomme qui va foutre le camp et vous allez le
remplacer. Ah, puis il dit, c'est bien, parce que les gosses ils sont
malades, l'Afrique c'est tout de même trop chaud pour eux. Alors
Simon les reçoit. Le gardien de cimetière. Il a sa casquette, tout.
- Ben, il dit, vous allez me remplacer, ben ici vous savez, vous
aurez pas chaud, hein ? C'est bien si vous voulez faire un peu
de feu vous-mêmes, chercher un peu de bois. Alors le bois c'est une
marmite avec laquelle il fait son feu, mais il dit : - Moi,
j'peux plus tenir, parce que faut que j'cavale. Dans le temps, il y
avait des Américains... Il y a toujours des Américains, aussi,
là-dedans, vous verrez, vous les trouverez... alors, moi, je veux
vous conduire jusqu'à la porte où ça se passe, c'est pas loin,
c'est à un kilomètre à peine, mais moi j'peux plus... - parce
qu'il boite, en même temps, n'est-ce pas, il boite, - moi j'suis
mutilé, mutilé à quatre-vingt pour cent de 14, ça compte !
Ben j'm'en irai chez ma sœur. C'était une belle vache. Elle demeure
à Asnières ! C'était une salope, je l'sais ! Elle me dit
de venir, elle me dit de venir mais j'sais pas si je m'entendrai avec
elle, moi, maintenant, j'l'ai pas vue depuis trente ans, c'était une
saloperie, elle doit être encore plus salope maintenant. Elle est
mariée, elle me dit qu'ils ont une chambre, peut-être, ben oui ils
ont une chambre, j'sais pas ce que je ferai là-dedans, enfin, j'peux
pas rester là, n'est-ce pas, j'peux pas faire le service, j'peux
pas. Il y en a pas beaucoup, de service, maintenant, il y en a deux,
trois, qui viennent, il y en avait, dans le temps il y en avait des
masses qui venaient, pour le souvenir, , des Français, des Anglauis,
il y a de tout, là-dedans, là-bas, mais vous verrez, on m'dit, ah,
faut remettre les croix, ben, il y en a de tombées, évidemment, le
temps a fait son œuvre, les croix peuvent pas tenir toujours, alors
j'ai remis des croix comme pu pendant longtemps puis maintenant j'y
vais plus, ah, non, j'peux pas y aller, après je me couche vous
comprenez, j'peux plus, ben, me coucher ici, hein, c'est pas très
drôle, puis j'ai personne, alors, ils viennent, et justement il y a
une bonne femme qui vient, une Américaine, une très vieille
Américaine qui dit, ben : - Je voudrais voir mon ami John
Brown, mon cher oncle qui est mort, là, vous n'avez pas ? - oh,
il dit, ça c'est dans les registres, attendez je vais regarder, ah,
je vais vous montrer le registre, là, - il montre le registre, et il
dit – Ah, je le tenais bien, ça faut être juste, hein, voyons,
Brown, Brown, Brown. Ah, oui, oui, oui, oui. Oh, ben vous savez,
c'est au cimetière des Fauvettes, là-bas, dame, c'est difficile à
retrouver maintenant. Non, non, tenez, lui, là, avec sa femme et les
enfants, c'est amusant les terres, ils vont remettre ça en ordre ;
et puis alors, vous comprenez, moi j'peux pas, je vous le dis, ça
c'est pas la peine, madame, je vous assure vous vous engagerez
là-dedans, eh ben vous savez, pour le retrouver, il est bien là,
dans mon registre, mais il y a très longtemps que je suis pas allé
voir, l'Américain, c'est très loin, au moins deux kilomètre et
demi d'ici, non, non, ils vont faire ça, eux... Mais je peux
toujours vous servir ce qu'il y a, j'ai de la grenadine, du citron...
Oh, il vous faut un petit café, ah, oui, un petit café, ça se
refuse pas, ça, je vous fais un petit café...
Alors il fait un petit café, n'est-ce pas, il sent
la gonzesse. Ben, il dit, voyez-vous ma sœur, là à Asnières,
prenez du café, prenez du café ? … je sais pas si elle sait
le faire, après tout. Une garce, oh, ça, je le dis. Ben, j'sais pas
ce que je vais faire, moi, enfin faut bien que j'm'en aille. Alors
voilà, bien, je vais partir, oui, je vais m'en aller, ben je vous
laisse avec. Ah ! N'ayez pas peur (parce que les autres ils ont
un peu la tremblotte). Oh, on n'a pas chaud, ici, mais pour avoir
chaud vous avez qu'à mettre du bois... c'est tout simple. Ah, vous
allez voir, c'est pas rigolo, tiens un peu de musique. Ah, il était
bon, ce gramophone-là, il est parfait, hein, ah, il était d'époque,
il était très bien, c'était un... alors il sort un truc à la
main, et on joue les disques de l'époque, mais alors de l'époque,
n'est-ce pas, - Viens Poupoule ! Ma Tonkinoise ! - Ah, ça,
c'est plus drôle, ah, vous pourrez faire ça tout l'été vous
savez, ça reviendra le monde quand ils auront un peu déblayé,
c'est question d's'y mettre, hein ? Et ben madame, vous
retournez ? Vous vous en allez à Paris ? Vous avez une
voiture ? Ah, ben dites donc, ça m'arrangerait, ça alors,
retourner en voiture...
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