Marcel
Aymé, Le confort intellectuel, 1949
« J'aime le confort, dit-il
d'un ton pénétré. Le confort matériel et le confort intellectuel.
– Ce que j'aperçois de votre
façon de vivre me permet de comprendre ce que vous entendez par
confort matériel. Mais j'avoue mon ignorance pour ce qui est du
confort intellectuel.
– C'est tout simplement ce qui
assure la santé de l'esprit, son bien-être, ses joies et ses aises
dans la sécurité. »
Je fis plusieurs fois « Ah !
Ah ! » et sur plusieurs tons avec un sourire d'indulgente
bonté.
« Vous semblez vous amuser,
fit observer M. Lepage. Vous trouvez sans doute que le mot
« sécurité » est plaisamment tendancieux.
– Il m'inquiète, mais j'ai
peut-être tort et vous pouvez facilement me rassurer. Faut-il croire
que les juges qui condamnèrent Les fleurs du Mal et Madame Bovary
s'employaient pour le confort intellectuel de leurs contemporains ?
– Certainement. Il ne s'ensuit pas
que ces juges aient été des béotiens. Ils ont prononcé non pas
contre la valeur artistique des œuvres, mais contre leur valeur
sociale.
– Je commence à comprendre ce que
vous appelez confort intellectuel.
– Ne vous flattez pas. Vous pensez
sans doute que le confort intellectuel est une obscurité commode où
un bourgeois de mon espèce souhaiterait maintenir les esprits pour
leur dérober certaines vérités qui pourraient ébranler l'ordre
social et mettre fin à des privilèges abusifs. Si vous pensez cela,
vous êtes dans l'erreur. Il ne s'agit pas de limiter la
connaissance, mais d'en assurer le bon usage. Pour la bourgeoisie
d'il y a cent ans, le péril social résidait moins dans les appétits
du prolétariat que dans les tentations généreuses qui auraient pu
la solliciter elle-même. Aussi craignait-elle par-dessus tout de
voir le virus des nouveautés littéraires (je souligne littéraires)
se répandre parmi ses propres fils et, les imprégnant peu à peu,
détendre les ressorts de leur vigilance et de leur égoïsme. Ce qui
était menaçant, ce n'était pas Marx, mais Baudelaire, Delacroix et
leurs émules. A lui seul, en supposant même qu'il eût été lu et
compris, Marx n'aura jamais réussi à persuader la classe bourgeoise
de se suicider, sans compter qu'à des raisons, il est toujours
possible d'opposer des raisons, voire des bonnes. Mais un poème
obscur, une image violente, un beau vers plein d'ombre et de vague,
une harmonie trouble, une sonorité rare, le mystère d'un mot
somptueux et insignifiant, agissent à la façon d'un alcool et
introduisent dans l'organisme même des habitudes de sentir et de
penser qui n'aurait pas trouvé d'accès par les voies de la raison.
Accueillir une révolution dans l'art poétique et en goûter la
nouveauté, c'est se familiariser avec l'idée de révolution tout
court et, bien souvent, avec les rudiments de son vocabulaire. En
outre, le commerce d'une certaine poésie habitue l'esprit au mépris
du sens exact des mots, aux idées floues, aux vagabondages
métaphysiques et à tous les hasards de l'impressionnisme verbal. La
soumission au prestige des mots ne dispose guère aux rigueurs de la
logique dont l'instrument s'altère peu à peu. Comment raisonner
juste quand on n'est plus sûr du sens des mots qu'on emploie ?
Quand toute une littérature nous incite à penser avec notre peau,
avec nos mains, avec nos pieds ? Quand, forçant un mouvement
qui nous est déjà naturel, nous prenons pour des pensés les
dérèglements d'une sensibilité pourrie de poésie et de
littérature ? Ah ! Monsieur, on ne se méfiera jamais
assez de la poésie. Je parle de la vraie, celle qui consiste à dire
des choses fausses ou à ne rien dire. Elle prépare immanquablement
le règne de la confusion, de l'anarchie, et de toutes les déviations
mentales et sentimentales. Ennemi numéro un du confort intellectuel,
elle l'est aussi, par voie de conséquences, du confort matériel.
– En somme, votre confort
intellectuel est bien ce que je pensais : une arme de défense
de la bourgeoisie.
– C'est vrai, mais il est en même
temps une hygiène. Notez que la Russie soviétique pratique cette
hygiène-là avec vigilance. En France même, nos écrivains
communistes sont depuis longtemps très ouverts à la notion de
confort intellectuel. Ils savent que la poésie est un alcool et que
moins on en prend, mieux on se porte. Ils ont compris que la vie est
une chose et que la littérature en est une autre. Bien entendu, leur
confort intellectuel ne peut pas être le mien. Ce qui n'est pour eux
qu'une hygiène est pour moi bien davantage : un humanisme.
– Oh ! oh ! Dis-je.
– Parfaitement, un humanisme. Je
ne m'étonne pas de vous voir sourire. Vous êtes du parti des
littérateurs, vous croyez que tout ce qui est étrange, original,
singulier, violent, mystérieux, troublant, est une bonne pâture
pour les hommes et que tout acquisition de la sensibilité constitue
un enrichissement. C'est d'une extraordinaire naïveté. Est-ce que
vous croyez aussi que les fruits de la terre sont tous bons à manger
et qu'il n'en existe pas d'indigestes, ni d'empoisonnés ?
Certainement non. Vous avez peut-être des goûts très libres en
matière de cuisine, mais vous admettez sans discussion la valeur
d'un répertoire alimentaire écartant les plantes vénéneuses ou
dépourvues de vertu nutritive. Si vous vous promenez en forêt à
l'automne, vous ne mordez pas dans n'importe quel champignon sous
prétexte qu'il est d'une odeur étrange ou même d'une saveur
agréable. Le confort intellectuel consiste justement à rendre des
précautions et de assurances contre certains aliments qui, en dépit
de leurs très réelles séductions, peuvent être un poison pour
l'intelligence et la sensibilité. Il n'est donc pas difficile
d'imaginer comment il peut devenir un moyen très efficacede
perfectionnement.
– Mon cher monsieur Lepage, je
vois vous venir. Vous allez me dire que vous êtes pour les censures.
Je n'y pense même pas. Est-ce qu'il
y a besoin d'une censure pour empêcher les gens de manger des
frelons, des géraniums ou des champignons vénéneux ? Du
moment où nous avons le sens du confort intellectuel, nous n'avons
que faire d'une censure. Nous éliminons de nous-mêmes ce qui paraît
devoir constituer pour nous un danger. La difficulté, penserez-vous,
est précisément de distinguer entre la littérature saine, tonique,
nourrissante, et la littérature vénéneuse ou débilitante. Et
bien, non, il n'y a là aucune difficulté. Dans une société qui
fonctionne comme un organisme robuste, l'élimination se fait toute
seule. Voyez le XVIIème siècle français. Il a eu ses décadents,
mais ce ne sont pas eux qui ont façonné l'esprit du siècle. En
revanche, le XIXème s'est laissé déborder peu à peu par un
laisser-aller poétique dont les ravages, pour être souterrains,
n'en étaient pas moins profonds. Il est juste de souligner que les
poètes nouveaux, avant de triompher, ont eu à vaincre une
résistance énergique. La bourgeoisie, consciente des dangers qui
menaçaient se privilèges et son existence, accueillait avec une
hostilité intelligente et brutale les raffinements littéraires qui
lui semblaient propres à transporter des notions subversives. Elle
jugeait un peu lourdement, mais ce n'était pa si mal. Après tout,
la littérature est chose humaine.
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