La magnifique proposition de Carol Shapiro sur le
thème de la frontière est pour nous l'occasion de rendre hommage à
Richard Hoggart, disparu le 10 avril dernier.
Ce professeur de littérature anglaise est l'auteur
de La culture du pauvre, publiée en 1957 et présentée en France en 1970
par J.C. Passeron dans la collection de Bourdieu chez Minuit : Le sens commun.
C'est à la lecture de cet immense livre, pierre
angulaire des chercheurs travaillant sur les milieux populaires, que
nous avons compris que cette discipline est avant tout celle des
frontières sociales ; parfois très explicites et sanctionnées
par des rites d'institution très puissants et valant, de fait,
exclusion et séparation pour ceux qui n'en sont pas ; et le
plus souvent tacites, informelles et silencieuses. Ces lignes de
fractures sont puissamment explicitées et rendues intelligibles par
Hoggart dans le chapitre « Eux et nous ». On peut
regretter que ces lignes ne soient pas lues par les politiques, par
les monteurs de projets, par les agents des institutions, par les
guichetiers de toutes sortes au sein de l'aide sociale, par les
travailleurs sociaux. Le sens de leurs pratiques leur sauterait aux
yeux : convertir l'ethos populaire aux normes morales qui
traversent les classes moyennes (individualisme méritocratique,
docilité et acceptation de sa position, soumission à un ordre
salarial d'autant plus dérégulé que l'on occupe les postes de plus
en plus précaires en bas de l'échelle). Les tensions et les
concurrences entre des modes de socialisation différenciés
pourraient enfin être prises au sérieux, comme un physicien tient
compte de la pesanteur terrestre. Ni plus, ni moins.
R. Hoggart, La culture du pauvre, 1957 - Minuit, 1970 :
La plupart des groupes
sociaux doivent l'essentiel de leur cohésion à leur pouvoir
d'exclusion, c'est à dire au sentiment de différence attaché à
ceux qui ne sont pas « nous ». Pour suggérer la forme
que revêt ce sentiment dans les classes populaires, j'ai mis
l'accent sur l'importance du foyer et du groupe de voisinage :
corrélativement, cette cohésion engendre le sentiment que le monde
des « autres » est un monde inconnu et souvent hostile,
disposant de tous les éléments du pouvoir et difficile à affronter
sur son propre terrain. Pour les classes populaires, le mondes des
« autres » se désigne d'un mot : « eux ».
C'est là un personnage aux cent visages, produit de la transposition
urbaine de l'ancienne relation entre la chaumière et le château. Le
monde des « autres », c'est d'abord celui des patrons,
qu'il s'agisse d'employeurs privés ou de fonctionnaires comme cela
tend à devenir la règle. Mais le monde des « autres »
s'étend facilement aux membres de toutes les autres classes,
exception faite de ceux que les travailleurs connaissent
personnellement. Un médecin généraliste qui se fait accepter en se
dévouant à ses clients n'est pas « un autre » : il
a lui-même (ou sa femme) une physionomie sociale. « Les
autres », cela comprend encore les policiers, les
fonctionnaires de l'autorité central ou locale que les travailleurs
ont l'occasion de rencontrer, les instituteurs, les assistantes
sociales et les juges de correctionnelle. Il fut un temps ou les
directeur des bureaux de chômage et les assistantes sociales étaient
particulièrement typiques de cet univers. Aux yeux des couches les
plus pauvres en particulier, le monde des « autres »
constitue un groupe occulte, mais nombreux et puissant, qui dispose
d'un pouvoir presque discrétionnaire sur l'ensemble de la vie :
le monde se divise entre « eux » et « nous ».
« Eux », c'est, si l'on veut, « le dessus du
panier », « les gens de la haute », ceux qui vous
distribuent l'allocation chômage, « appellent le suivant »,
vous disent d'aller à la guerre, vous collent des amendes, vous ont
obligé pendant les années trente à diviser votre famille pour
éviter de voir réduire les secours. « Ils » « finissent
toujours par vous avoir », on ne peut jamais leur faire
confiance, « ils ne vous disent jamais rien » (quand vous
avez un parent à l'hôpital, par exemple), « ils »
sautent sur toutes les occasions « d'emmerder le monde »,
« ils ne se bouffent pas entre eux », etc. (…) Les
membres des classes populaires se trouvent surtout au contact des
petits fonctionnaires. De même que les policiers, les petits
bureaucrates, qui sont des serviteurs pour les classes aisées,
apparaissent au classes populaires comme les agents des « autres » :
on ne leur fait jamais confiance, même lorsqu'ils se montrent
avenants ou bien disposés. Quand ils sont mal disposés, ils peuvent
manifester envers les classes populaires « toute l'insolence du
clerc », toute la brutalité du sous-officier : ce sont
les créatures des patrons. Les membres des classes populaires
hésitent souvent à devenir contremaîtres ou sous-officiers,
craignant qu'on ne les accuse d'être passés « de l'autre
côté ». Certains petits fonctionnaires ont une attitude
double : ils ont tendance à traiter de haut les membres des
classes populaires pour se donner le sentiment réconfortant de leur
différence ; mais ils savent aussi que cette différence est
bien ténue et restent hantés par la crainte d'une rechute sociale.
De même, la déférence qu'ils manifestent à l'égard des bourgeois
cache une certaine animosité : ils voudraient bien être des
bourgeois, sans ignorer pourtant qu'ils ne le sont pas. Face aux
petits fonctionnaires, les femmes du peuple sont toujours moins à
l'aise que leurs maris et font preuve d'une plus grande déférence.
L'homme a tendance à ruer dans les brancards, et sa révolte prend
facilement une forme « vulgaire » : poussé à bout,
il lui arrive de menacer le rond-de-cuir de « lui casser sa
sale gueule, s'il ne la ferme pas ». (…) On comprend que les
membres des classes populaires ne fassent pas toujours bon accueil
aux agents de la bienfaisance publique ou qu'ils soient coutumiers
des réponses évasives plus propres à décourager l'aide qu'à
clarifier leur situation. Sous l'expression « Je me
débrouillerai tout seul », il y a souvent une fierté
outragée : on ne veut pas croire qu'un membre d'une autre
classe puisse comprendre réellement les hauts et les bas de la vie
d'un ouvrier. On ne veut surtout pas « se faire remarquer »,
« tendre la main », on veut se défendre de toute
dépendance. Toujours pour la même raison, on attache de
l'importance à « connaître un bon métier » ; non
pas seulement parce que l'ouvrier qualifié a toujours gagné
d'avantage (…) mais surtout parce que l'ouvrier qualifié peut
prétendre, mieux que le manœuvre, « valoir n'importe qui ».
Il échappe à la cohorte de ceux qui subissent les premiers effets
du chômage ; il peut conserver quelque chose de la fierté de
l'artisan. Même s'il ne pense pas sérieusement à changer d'usine,
il aime à caresser l'idée qu'il pourrait toujours « ramasser
ses outils et s'en aller ». (…) Le monde des emplois
possibles se déploie horizontalement, non verticalement ; la
vie ne se présente pas comme une ascension et le travail n'en est
pas l'élément le plus intéressant. On respecte le bon ouvrier,
mais on ne voit pas un concurrent possible chez le voisin d'établi.
C'est là une attitude profondément vécue, qui s'exprime dans une
sorte de commandement : « Vas-y lentement, ne met pas le
copain au chômage ». Les membres des classes populaires, qui
aperçoivent facilement leurs propres défauts professionnels, ne
mentionnent jamais l'arrivisme, le « fayotage » ou la
bonne humeur dans l'intérêt du service : on se méfie toujours
des « gars qui se poussent ». Où que l'on travaille,
l'horizon est bouché ; de toute façon, se hâte-t-on
d'ajouter, ni l'argent ni le pouvoir ne font le bonheur. Ce qu'il y a
de « vrai », ce sont les rapports humains, l'affection
dans la famille, l'amitié, et la possibilité de « bien
s'amuser ». On répète que « l'argent ne fait pas tout »
et que « c'est pas la peine de se crever à faire des heures
supplémentaires ». (…) La vie des membres des classes
populaires se déroule selon un schéma qui ne laisse pas de place à
l'imprévu : pour l'homme, un métier sans intérêt, pour la
femme, des années passées à tenter de « joindre les deux
bouts » et pour la majorité, le sentiment que ce mode de vie
ne changera pas, ou même qu'il n'a pas à changer. On ne leur
demande pas de prendre le monde à bras-le-corps et de le
transformer, telle semble être l'opinion générale. Dépourvue
d'éclat, leur vie n'offre guère d'occasions d'héroïsme et ses
côtés tragiques ne prêtent pas à littérature. Quand on sent
qu'on a peu de chances d'améliorer sa condition et que ce sentiment
ne se teinte ni de désespoir ni de ressentiment, on est conduit bon
gré mal gré à adopter les attitudes qui rendent « vivable »
une pareille vie, en éludant la conscience trop vive des
possibilités interdites : on tend à se représenter comme des
lois de la nature les contraintes sociales ; on en fait des
données premières et universelles de « la vie ». Sous
la forme rudimentaire du fatalisme, de telles attitudes n'ont
généralement pas d'accent tragique ; même si certaines formes
de la résignation ont leur dignité, elles s'apparentent surtout à
la réaction du conscrit contraint de faire contre mauvaise fortune
bon cœur.
Pour une approche plus contemporaine, qui prend en compte la massification scolaire et la tertiarisation massive des emplois, on peut lire avec grand profit ce texte d'Olivier Schwartz, tiré de son HDR.
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