JOURNAL
« Un journal est une hache pour la mer gelée en nous »
Franz KAFKA
Je ne pensais
pas commencer ce journal comme ça. Ce n’est pas une hache que j’ai entre les
mains mais une pelle. Ce n’est pas la mer qui est gelée, c’est la terre, et
elle est tellement dure que le manche de la pelle vient de se briser net.
Je vais devoir
me servir, et c’est moins pratique, d’une fourche. S’en servir vite afin que la
terre immédiatement ne retombe pas dans le trou qui commence, tant bien que
mal, à prendre forme. Je m’aide d’un seau.
Dans le sac
poubelle, tu ne pèse plus rien et la rigidité s’installe vite, toi si souple et
agile.
Ton trou ne sera
pas bien profond, mon vieux. Il faut que je saute dessus à pieds joints pour
tasser cette terre au fond de laquelle tes yeux verts, demeurés ouverts, auront
tout le loisir de ne plus jamais voir le ciel. Tous ceux qui t’ont précédés
sont là, Tu trônes sur le tas qu’ils et elles forment.
Il ya quelques
minutes, tu as reçu la bénédiction de l’enfant. Il a embrassé le sac, les yeux
gonflés de larmes et il a dit, les lèvres tremblantes : « au revoir,
Télémaque. Je t’aime ».
Encore avant,
l’enfant avait pu constater par lui-même la vie qui venait de te quitter. Il
t’a embrassé sur le crâne, les flancs. Donné quelques caresses très tendres. Ce
qui aussi frappé l’enfant, c’est que tu as « oublié de fermer les
yeux ».
Depuis, l’enfant
parle souvent de toi et tu hantes ses rêves dans lesquels tu sembles toujours
doté d’ailes géantes où tu le poses délicatement avec ta gueule. Et vous volez
ensemble.
Vous allez où
vous voulez mais on peut jamais savoir au-dessus de quoi, parce que c’est un
secret entre l’enfant et toi.
Tu ne piqueras
plus les tranches de jambon dans le frigo du voisin et tu ne taperas plus dans
la réserve de fromages affinés du vieux. Nous, on te connaissait : notre
frigo était clos par un tendeur. Pour éviter les carnages.
Encore trois
jours avant de te retrouver dans ce trou, tu avais habilement subtilisé son
sandwich au technicien des télécoms, encore perché pour quelques secondes sur
le pylône, cet innocent ayant posé ce qui allait lui faire office de déjeuner,
sur le toit de son camion.
Glorieux
Télémaque !
Tu allais avoir
dix-sept ans et on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans.
Tu as tout
doucement cesser de respirer, sur ton coin de canapé. Tu n’as émis aucun râle.
Tu ne t’es pas crispé Tout en discrétion. Seulement le regard fixe et vide.
Nous, pauvres
humains, on fait souvent semblant dans ces moments là de lutter, d’émettre un
dernier signal de révolte, de se faire remarquer une dernière fois. Mais toi,
tu savais que la gloire te quittait et que c’est toujours comme ça. Et que la
révolte contre ça, du haut de tes dix-sept années, tu savais que c’est tout à
fait puéril.
Mon vieux
Télémaque noir et blanc. L’enfant a planté une fleur jaune avec ses petites
mains sur ton trône et te côtoie dans ses songes.
Vraiment, je ne
pensais pas commencer ce journal comme ça.
Ca m’arrange un
peu : ma mer est bien gelée et j’ai peur des haches.
Je ne suis pas
fou : quelque chose vient de craquer.
Juste là.
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