L'image, dans un texte quelqu’il
soit, peut en être tout à fait absente, car c’est surtout celle qui se créer au fil de la lecture qui va
permettre aux récepteurs de se l'approprier, plus ou moins directement, plus ou
moins aisément. La clarté d'expression, la précision et la force d'évocation de
l'auteur y sont évidemment pour beaucoup.
Mais comment s'y prend réellement un
auteur pour « faire voir » son texte à ses lecteurs, incarner ses
très nombreux personnages quand il est souvent noté par les nombreux
commentateurs de l’œuvre qu'il est, a posteriori, pratiquement impossible d'en
reconstituer avec précision. Le fil de l'intrigue est soumis à un presque
barbare enchevêtrement de rebondissements, à de détours improbables qui sont
autant d'occasions pour l'auteur de faire surgir des figures mémorables – mais
qui n'occupent qu'une place résiduelle dans l'économie du récit - , à une
succession de scènes puissantes qui donnent à lire un pathos relayé par tous
les protagonistes et où les dialogues abordent des thèmes lourds, obsédants et
au sujet desquels chacun à son mot à dire.
Le flou des images produites est encore
renforcé par la quasi-absence des descriptions physiques.
Et pourtant, l'auteur en question est un
grand producteur d'images mentales durables, et souvent inoubliables pour le
lecteur qui accepte d'être ainsi maltraité. Mais comment fait-il ?
Celui qui nous met sur la bonne piste est
Zweig : « chez Dostoïevski nous voyons parce que nous
entendons […] dans les effluves du mot, dans la fumée de hachisch de
la parole, l'individu prends corps peu à peu […] Dès que ses personnages
parlent, notre imagination les voit, leurs discours nous hypnotisent et nous
transforme nous aussi en visionnaires. » (Trois maîtres. Balzac,
Dickens, Dostoïevski. 1951).
Pour creuser cette piste, il nous faut
maintenant aller chercher du côté de Bakhtine et de sa Poétique de
Dostoïevski (1929, et 1970 pour la remarquable traduction française
d'Isabelle Kolitcheff qui suit). En effet, de quoi sont faits « les
effluves », « la fumée » qui pourtant forment mots et finissent
par faire images ?
Selon Bakhtine, Maître Fédor s'est attelé
à forger « la représentation artistique de l'idée » :
« L'idée, telle que la voyait le
peintre Dostoïevski, n'est pas une formation subjective individuelle et
psychologique, avec une « résidence fixe » dans la tête de
l'homme ; elle est interindividuelle et intersubjective ; elle
« est » non pas dans la conscience individuelle, mais dans la
communication dialogique entre les consciences. L'idée est un événement vivant
qui se déroule au point de rencontre dialogique entre deux ou plusieurs
rencontres. Prise ainsi ; elle est semblable au mot avec lequel elle forme
une unité dialectique. Comme le mot, elle demande à être entendue et comprise
par d'autres voix, à recevoir des répliques sous différents angles. Comme le
mot, l'idée est dialogique par nature, le monologue n'étant qu'une forme
d'expression compositionnelle et conventionnelle, engendrée par le monologisme
idéologique (les personnages n'exprime seulement que les idées de l'auteur).
Or Dostoïevski voyait et peignait l'idée
précisément comme un événement vivant, se déroulant entre plusieurs
voix-consciences. C'est cette découverte artistique de la nature dialogique de
l'idée, de la conscience, et de tout ce qui dans la vie humaine est éclairé par
la conscience qui fit de lui un grand peintre de l'idée.
Dostoïevski n'exprime jamais sous une
forme monologique des idées toutes faites, mais ne décrit pas davantage leur
devenir psychologique dans une seule conscience individuelle, car, dans l'un
comme dans l'autre cas, les idées cesseraient d'être des images
vivantes (c'est nous qui soulignons).
Rappelons par exemple le premier monologue
intérieur de Raskolnikov […] Il n'y a là aucun devenir devenir psychologique de
l'idée dans une seule conscience fermée. Au contraire, la conscience solitaire
de Raskolnikov devient une arène où s'affrontent les voix d'autrui ; les
événements des jours écoulés (la lettre à sa mère, la rencontre avec
Marmeladov) imprègne fortement son âme, et prennent la forme d'un dialogue
tendu avec des interlocuteurs absents (sa sœur, sa mère, Sonia, etc.), et c'est
dans ce dialogue qu'il tente de « résoudre sa pensée ».
Avant le début de l'action décrite par le
roman, Raskolnikov avait publié dans un journal un article sur le fondement
théorique de son idée. Dostoïevski ne représente nulle part cet article sous
une forme monologique. Nous faisons connaissance pour la première fois avec son
contenu, et, par conséquent, avec l'idée fondamentale de Raskolnikov, dans sa
conversation angoissée avec Porphyre [….]. C'est Porphyre qui ouvre le feu en
exposant l'article d'une manière volontairement exagérée et provocante. Son
mot, intérieurement dialogisé, est sans cesse coupé par des questions à
Raskolnikov et les répliques de celui-ci. Ensuite, c'est Raskolnikov qui
formule lui-même son idée, alors que Porphyre l'interrompt par des questions et
des remarques provocantes. Les paroles de Raskolnikov sont pénétrées d'une
polémique intérieure avec le point de vue de Porphyre ou de ses semblables […].
En fin de compte, l'idée de Raskolnikov nous apparaît dans la zone
interindividuelle où se combattent âprement plusieurs consciences, et, par
ailleurs, le côté théorique de l'idée se combine étroitement avec les dernières
positions prises dans la vie par les protagonistes du dialogue.
L'idée de Raskolnikov dévoile dans ce
dialogue ses différentes facettes, nuances, possibilités, elle établit des
relations diverses avec d'autres prises de position. En perdant son achèvement
monologique, abstrait et théorique, suffisant à une seule conscience, l'idée
acquiert une complexité contradictoire et une multiplicité d'aspects qui en
font une idée-force, naissant, vivant, et agissant dans le grand dialogue de
l'époque dostoïevskienne et répondant aux idées similaires des époques
antérieures. C'est cela, l'image de l'idée.
[…] Rappelons également l'idée d'Ivan
Karamazov, du « tout est permis » si l'âme n'est pas immortelle.
Quelle vie dialogique intense mène cette idée au long du roman, quelles voix
hétérogènes la reprennent, quels contacts dialogiques inattendus elle
provoque !
À ces deux idées (celle de Raskolnikov et
celle d'Ivan Karamazov) se mêlent les reflets d'autres idées, de même
qu'en peinture une couleur perd sa pureté abstraite par la réflexion
de tons environnants, mais en revanche acquiert une vie hautement
artistique. »
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