Mathilde
se présenta devant la porte du bureau des assurances,
bâtiment typique des années soixante-dix posé
là, comme une énorme verrue autour de laquelle avaient éclosent de plus petites. Puis, plus loin d'autres
verrues, toujours. Les unes sur les autres, décalque peu baisant s'offrant aux regards souvent fuyants des visiteurs plus ou moins précis de cette cité administrative. Mais, au
milieu de ce matin naissant, tenaillé entre par la grande masse noire de la nuit et le blanc du givre se maintenant et allant partout s'étendre, avec son inclinaison à quarante cinq degrés qui abritait le
hall d’accueil, le bâtiment évoquait cette fois, à l'œil attentif, un énorme
brise-glace. D'une indifférence et d'une patience absolues. Tout
entier occupé à faire craquer l'obscurité avec pour seul
auxiliaire la petite lueur qui crachotait depuis le bureau du
veilleur de nuit, et lequel apercevant Mathilde, appuya sur le bouton. Les deux parois de verre
s'ouvrirent dans un chuintement caoutchouteux et elle entra.
Le
vieux veilleur se leva et lui sourit. Il s'étira brièvement
puis caressa le sommet de la tête du berger allemand - race peu à peu gommée de nos rues mais persistante dans ce milieu professionnel - qui le suivait
toujours comme son ombre, puis éteignit sa télévision à peine plus grosse qu'un poing de boxeur. Il déposa un
gobelet fumant sur un coin du bureau d'accueil.
« Avec
un sucre, c'est bien ça ? Allez d'abord badgez, va. Je suis une
vraie tombe, vous inquiétez pas pour ça ». L'ancien militaire
semblait désireux de rompre lui aussi l'enchaînement des heures
silencieuses, entrecoupé seulement par les jappements de curiosité
du chien.
« On
s'est encore bien baladé dans tous les étages avec Sultan, c'est pas vrai ? Ce chien, il passerait sa vie à gambader dans les
bureaux. Moi, j'aime pas trop ça, les bureaux. Mais Madame, que
voulez-vous, je suis où on m'a mis ».
Mathilde
attendit que le café refroidisse sinon la langue allait aussi
brûler en plus des mains. Le veilleur s'enhardit dans la
conversation en voyant que Mathilde demeurait là, prête à l'écouter.
« Je
voyais tout à l'heure un reportage. Il paraît, Madame, que les
cadres supérieurs constituent une profession démoralisée !
Vous avez bien entendu : ces messieurs-dames, des professions
intellectuelles et supérieures... d'après ce que j'ai compris, ça
concerne aussi les enseignants, mais eux, ils ont l'air moins
supérieurs, si j'ai bien suivi... parce que c'était pendant le
ventre mou de la nuit, celui où je m'évade un peu et que je repense
aux tropiques, où j'ai été dans ma carrière de militaire... Bref,
ces messieurs-dames des professions supérieures ont le moral dans les chaussettes ! Et le
sociologue, c'était un sociologue qui était interrogé, et j'aime
bien les écouter moi ces gens-là, même si des fois ils ont l'air
dans la lune, vraiment, et bien ce monsieur, qui est Professeur des
universités, vous dire un peu l'érudition, il disait que
c'était pas près de s'arranger pour ces messieurs-dames. À cause, entre autres, de l'organisation
du travail qui faisait qu'ils ramenaient de plus en plus de travail à
la maison, et puis que, forcément, ça restait tout le temps plus ou moins dans un
coin de leur tête. Et que, dans le futur, ben ça n'était pas sans
produire des effets sur l'organisation de la famille, de l'éducation
des enfants, même sur les loisirs. « Produire des effets »,
vous trouvez pas que c'est judicieux comme expression ? ».
Mathilde
but le fond du gobelet et tenta de lui sourire.
« Moi,
il y a qu'une chose qui m'a chagriné. C'est que je me suis dit en
moi-même, en cherchant bien : et toi, es-tu démoralisé ?
Et vous, madame ? Et votre jeune collègue, là, qu'est pas très
gracieuse ? Elle, à coup sûr, elle doit souvent être démoralisée.
Moi, vous, elle : on est nous aussi démoralisés,
tout pareil. Mais ça, le Professeur, il en a pas parlé, comme s'il se tenait au bord du problème. Parce que
moi, je vais jusqu'au bout et je dis, j'affirme, j'endosse même : moi, vous, elle et tant d'autres, nous
sommes, par ricochet je dirais, les professions inférieures, les invisibles, ceux de la nuit,
qui œuvrent loin des regards, discrets et polis. Mais sérieux,
consciencieux au possible, tout pareil que ces messieurs-dames. Mais le
monde s'en fout de notre pauvre condition de pas visibles. On est sur
le pont, moral ou pas, pendant qu'ils roupillent encore, que bientôt
ils s'étireront mollement, en pensant à leur profession supérieure.
Peut-être même qu'ils en on fait des cauchemars, qui sait ? Et
nous, quand ils arrivent, on n'est déjà plus là. Tenez, moi j'en fait
encore des cauchemars, il y a toujours l'Afrique dedans. Parce que
j'y ai été, quand j'étais militaire. Bref, tout ça pour vous
dire, madame, que notre moral à nous, ça préoccupe que nous-mêmes.
Le reste du monde s'en fout. Surtout là-haut, dans les bureaux, les
ministères, les parties. Un mot encore, et je vous laisse
travailler... mais tout ça c'est parce que je suis seul des nuits
entières, à guetter pas grand chose, et que j'ai personne à qui
parler pendant que je pense à tout ça. Te vexe-pas Sultan !
Alors, ça me fait comme des mots plein la bouche mais qui sont
retenus. Alors, le premier qui passe par là, il y a droit ».
Il se
mit à fixer à Mathilde avec un peu plus d'intensité. D'un signe de tête, elle l'engagea à
poursuivre. Il se mit presque à chuchoter :
« Je
parle moins fort parce que votre collègue va pas trop tarder. Dîtes,
elle vous aurait pas parler de moi, par hasard ?
- Sonia ? Non, elle m'a pas parlé de vous...
- Parce que je crois que Sonia, je l'ai fâchée. L'autre matin, quand vous étiez en retard, je lui ai demandé de quelle génération elle était. Parce que voyez-vous, c'est toujours intéressant de mieux connaître l'origine des gens, souvent on les comprend bien mieux, quand on sait. Parce que moi, l'armée, les voyages, mes différents métiers qu'étaient plus ou moins comme des postes d'observation, je dirais, de la société, enfin bref, ça m'a développé la curiosité à cet égard-là. Mais votre collègue, vous savez comme elle fait, avec son regard de mitraillette... Et bien, elle s'est mise drôlement en colère et elle ne m'adresse plus la parole depuis. Moi, je suis sûr qu'elle est démoralisée aussi et que là d'où elle vient, et bien je crois que ça la démoralise encore plus. Bon, l'heure tourne, et le travail il se fait pas tout seul ! Je vous allume les bureaux ».
- Sonia ? Non, elle m'a pas parlé de vous...
- Parce que je crois que Sonia, je l'ai fâchée. L'autre matin, quand vous étiez en retard, je lui ai demandé de quelle génération elle était. Parce que voyez-vous, c'est toujours intéressant de mieux connaître l'origine des gens, souvent on les comprend bien mieux, quand on sait. Parce que moi, l'armée, les voyages, mes différents métiers qu'étaient plus ou moins comme des postes d'observation, je dirais, de la société, enfin bref, ça m'a développé la curiosité à cet égard-là. Mais votre collègue, vous savez comme elle fait, avec son regard de mitraillette... Et bien, elle s'est mise drôlement en colère et elle ne m'adresse plus la parole depuis. Moi, je suis sûr qu'elle est démoralisée aussi et que là d'où elle vient, et bien je crois que ça la démoralise encore plus. Bon, l'heure tourne, et le travail il se fait pas tout seul ! Je vous allume les bureaux ».
Mathilde
se dirigea vers le cagibi aux produits, accompagnée par l'enjoué sautillement des
griffes de Sultan sur le sol, qui signalait ainsi le début de
l'étrange ballet auquel elle allait bientôt se livrer. Elle sentit
sur elle le regard appuyé du veilleur qui la déshabillait
par-derrière, qui fit mine de surveiller le chien quand elle se
retourna. Il tenta de dissiper le malaise en agitant brièvement la
main.
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