Baudelaire nomothète
Extrait
des Règles de l’art, P. Bourdieu, 1992.
(…) Dans la phase critique de la constitution d’un champ autonome
revendiquant le droit de définir lui-même les principes de sa légitimité, les
contributions à la mise en question des institutions littéraires et artistiques
(dont le renversement de l’Académie de peinture et du Salon marquera le sommet)
et à l’invention et à l’imposition d’un nouveau nomos sont venues des positions les plus diverses : d’abord de
la jeunesse en surnombre du Quartier latin qui dénonce et sanctionne, notamment
au théâtre, les compromissions avec le pouvoir ; du cénacle réaliste des
Champfleury et Duranty, qui opposent leurs théories politico-littéraires à
l’ »idéalisme » conformiste de l’art bourgeois ; enfin et
surtout des tenants de l’art pour l’art. En effet, les Baudelaire, Flaubert,
Banville, Huysmans, Villiers, Barbey ou Leconte de Lisle ont en commun,
par-delà leurs différences, d’être engagés dans une œuvre qui se situe aux
antipodes de la production asservie aux pouvoirs ou au marché et malgré leurs
concessions discrètes aux séductions des salons ou même, avec Théophile
Gautier, de l’Académie, ils sont les premiers à formuler clairement les canons
de la nouvelle légitimité. Ce sont eux qui, faisant de la coupure avec les
dominants les principes de l’existence de l’artiste en tant qu’artiste,
l’instituent en règle de fonctionnement du champ en voie de constitution.
Ainsi, Renan peut prophétiser : « Si la révolution se fait dans un
sens absolutiste et jésuitique, nous réagirons vers l’intelligence et le
libéralisme. Si elle se fait au profit du socialisme, nous réagirons dans le
sens de la civilisation et de la culture intellectuelle qui souffrira
évidemment d’abord de ce débordement… »
Si, dans cette entreprise collective, sans dessein explicitement assigné
ni meneur expressément désigné, il fallait nommer une sorte de héros fondateur,
un nomothète, et un acte initial de fondation, on ne pourrait évidemment penser
qu’à Baudelaire et, entre autres transgressions créatrices, à sa candidature à
l’Académie française, parfaitement sérieuse et parodique à la fois. Par une
décision mûrement délibérée, jusque dans son intention outrageante (c’est le
fauteuil de Lacordaire qu’il choisit de briguer), et vouée à apparaître tout
aussi bizarre, voire scandaleuse, à ses amis du camp de la subversion qu’à ses
ennemis du camp de la conversation, qui tiennent précisément l’Académie et
devant lesquels il choisit de se présenter – il les visitera un à un –,
Baudelaire défie tout l’ordre littéraire établi. Sa candidature est un
véritable attentat symbolique, et beaucoup plus explosif que toutes les
transgressions sans conséquences sociales que, à peu près un siècle plus tard,
les milieux de la peinture appelleront des « actions » : il met
en question, et au défi, les structures mentales, les catégories de perception
et d’appréciation qui, étant ajustées aux structures sociales par une
congruence si profonde qu’elles échappent aux prises de la critique de la plus
radicale en apparence, sont au principe d’une soumission inconsciente et
immédiate à l’ordre culturel, d’une adhésion viscérale qui se trahit par
exemple dans l’ »ébahissemnt » d’un Flaubert, pourtant capable en
tous de comprendre la provocation baudelairienne.
Flaubert écrit à Baudelaire qui lui avait demandé de recommander sa
candidature auprès de Jules Sandeau : « J’ai tant de questions à vous
faire et mon ébahissement a été si profond qu’un volume n’y suffirait
pas ! » (26/01/1862). Et à Jules Sandeau , avec une ironie toute
baudelairienne : « Le candidat m’engage à vous dire « ce que je
pense de lui ». Vous devez connaître ses œuvres. Quant à moi,
certainement, si j’étais de l’honorable assemblée, j’aimerais à le voir assis
entre Villemain et Nisard ! Quel tableau ! » (26/01/1862).
En présentant sa candidature à une institution de consécration encore
largement reconnue, Baudelaire, qui ignore moins que personne l’accueil qui
sera fait, affirme le droit à la consécration que lui confère la reconnaissance
dont il jouit dans le cercle étroit de l’avant-garde ; en contraignant
cette instance à ses yeux discréditée à manifester au grand jour son incapacité
de le reconnaître, il affirme aussi le droit, et même le devoir, qui incombe au
détenteur de la nouvelle légitimité, de renverser la table des valeurs,
obligeant ceux-là mêmes qui le reconnaissent, et que son acte déconcerte, à
s’avouer qu’ils reconnaissent encore l’ordre ancien plus qu’ils ne le croient.
Par son acte contraire au bon sens, insensé, il entreprend d’instituer l’anomie
qui, paradoxalement, est le nomos de
cet univers paradoxal que sera le champ littéraire parvenu à la pleine
autonomie, à savoir la libre concurrence entre des créateurs-prophètes
affirmant librement le nomos
extra-ordinaire et singulier, sans précédent ni équivalent, qui les définit en
propre. C’est bien ce qu’il dit à Flaubert dans sa lettre du 31 janvier 1862 :
« Comment n’avez-vous pas deviné que Baudelaire, ça voulait dire :
Auguste Barbier, Théophile Gautier, Banville, Flaubert, Leconte de Lisle,
c'est-à-dire littérature pure ? »
Et l’ambiguïté de Baudelaire lui-même, qui, tout en affirmant jusqu’au
bout le même refus obstiné de la vie « bourgeoise », reste malgré
tout anxieux de reconnaissance sociale (n’a-t-il pas rêvé un moment de Légion d’honneur
ou, comme il l’écrit à sa mère, de la direction d’un théâtre ?), fait voir
toute la difficulté de la rupture que les révolutionnaires fondateurs (les
mêmes balancements s’observent chez Manet) doivent opérer pour instaurer un
ordre nouveau. De même que la transgression élective du novateur (on pense au Torero mort de Manet) peut apparaître
comme maladresse de l’incompétence, de même l’échec délibéré de la provocation
reste un échec, au moins aux yeux des Villemain ou même des Sainte-Beuve – qui
conclut son article du Constitionnel
consacré aux élections académiques par ces notations pleines de perfide
condescendance : « Ce qui est certain, c’est que M. Baudelaire gagne
à être vu, que là on où s’attendait à voir entrer un homme étrange,
excentrique, on se trouve en présence d’un candidat poli, respectueux,
exemplaire, d’un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans
les formes. »
Il n’est sans doute pas facile, même pour le créateur lui-même dans
l’intimité de son expérience, de discerner ce qui sépare l’artiste raté, bohème
qui prolonge la révolte adolescente au-delà de la limite socialement assigné,
de l’ »artiste maudit », victime provisoire de la réaction suscitée
par la révolution symbolique qu’il opère. Aussi longtemps que le nouveau
principe de légitimité, qui permet de voir dans la malédiction présente un
signe de l’élection future, n’est pas reconnu de tous, aussi longtemps donc
qu’un nouveau régime esthétique ne s’est pas instauré dans le champ, et,
au-delà, dans le champ du pouvoir lui-même (le problème se posera dans les
mêmes termes à Manet et aux « refusés » du Salon), l’artiste
hérétique est voué à une extraordinaire incertitude, principe d’une terrible tension.
C’est sans doute parce qu’il a vécu, avec la lucidité des commencements,
toutes les contradictions, éprouvées comme autant de double binds, qui sont inhérentes au champ littéraire en voie
constitution, que personne n’a mieux que Baudelaire le lien entre les
transformations de l’économie et de la société et les transformations de la vie
artistique et littéraire qui placent les prétendants au statut d’écrivains ou
d’artistes en face de l’alternative de la dégradation, avec la fameuse
« vie de bohème », faite de misère matérielle et morale, de stérilité
et de ressentiment, ou de la soumission tout aussi dégradante aux goûts des
dominants, à travers le journalisme, le feuilleton ou le théâtre de boulevard.
Critique forcené du goût bourgeois, il s’oppose avec la même vigueur à l’
«école bourgeoise » des « chevaliers du bon sens » menée par
Emile Augier, et à l’ « école socialiste », qui acceptent l’une et
l’autre le même mot d’ordre (moral) : « Moralisons !
Moralisons ! » (…)
(…) [Baudelaire] vit et décrit avec la dernière lucidité la contradiction
que lui a fait découvrir un apprentissage de la vie littéraire accompli dans la
souffrance et la révolte, au sein de la bohème des années 1840 :
l’abaissement tragique du poète, l’exclusion et la malédiction qui le frappent
lui sont imposés par la nécessité extérieure en même temps qu’ils s’imposent à
lui, par une nécessité toute intérieure, comme la condition de
l’accomplissement d’une œuvre. L’expérience et la conscience de cette
contradiction font que, à la différence de Flaubert, il place toute son
existence et toute son œuvre sous le signe du défi, de la rupture, et qu’il se
sait et se veut à jamais irrécupérable.
Si Baudelaire occupe dans le champ une position assimilable à celle de
Flaubert, il y apporte une dimension héroïque, fondée sans doute dans sa
relation avec sa famille, qui le conduira, au moment de son procès, à une
attitude très différente de celle de Flaubert, prêt à faire jouer
l’honorabilité bourgeoise de sa lignée, et qui est responsable aussi d’une
longue plongée dans la misère de la vie de bohème. Il faut citer la lettre
qu’il écrit à sa mère, « exténué, de fatigue, d’ennui, d’ennui et de faim » :
« Envoyez-moi [...] de quoi vivre une vingtaine de jours […]. Je crois si
parfaitement à l’emploi du temps et à la puissance de ma volonté que je sais
positivement que si je parvenais à mener, quinze ou vingt jours durant, une vie
régulière, mon intelligence serait sauvée. » Alors que Flaubert sort du
procès de Madame Bovary grandi par le
scandale, élevé au rang des plus grands écrivains du temps, Baudelaire connaît,
après le procès des Fleurs du Mal, le
sort du homme « public », certes, mais stigmatisé, exclu de la bonne
société et des salons que fréquente Flaubert et mis au ban de l’univers
littéraire par la grande presse et les revues. En 1861, la seconde édition des Fleurs du mal est ignorée par la presse,
donc par le grand public, mais impose son auteur dans les milieux littéraires,
où il conserve de nombreux ennemis. Par la suite continue de défis qu’il lance
aux bien-pensants, dans sa vie autant que dans son œuvre, Baudelaire incarne la
position la plus extrême de l’avant-garde, celle de la révolte contre tous les
pouvoirs et toutes les institutions, à commencer par les institutions
littéraires.
Sans doute est-il amené à prendre peu à peu ses distances avec les complaisances
réalistes ou humanitaires de la bohème, monde avachi et inculte, qui confond
dans ses insultes les grands créateurs romantiques et les plagiaires trop
honnêtes de la littérature embourgeoisée, et à lui opposer l’œuvre à faire dans
la souffrance et le désespoir, comme Flaubert à Croisset.
(…) Mais il ne renie jamais ce qu’il a acquis à l’occasion de son passage
par les régions les plus déshéritées du monde littéraire, donc les plus
favorables à une perception critique et globale, désenchantée et complexe,
traversée de contradictions et de paradoxes, de ce monde lui-même et de tout
l’ordre social ; le dénuement et la misère, bien qu’ils menacent à tout
moment son intégrité mentale, lui apparaissent comme le seul lieu possible de
la liberté et le seul principe légitime d’une inspiration inséparable d’une
insurrection.
Pierre Bourdieu.
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