lundi 20 mai 2013

Roulez jeunesses !

Sociologie visuelle : Maintenir les jeunesses fractionnées.

L'exemple d'une mobilisation (re)mise en scène au prisme de quelques "unes" médiatiques.

La jeunesse est l'objet d'une forte demande sociale, si bien que se pencher sur elle serait un moyen de prédire l'avenir et ainsi de fournir des recettes pour prévenir ou endiguer les « difficultés », nombreuses, qu'elle rencontre. Souvent considérée comme un bloc homogène (« la culture jeune »), la jeunesse pourtant, « n'est qu'un mot »1. Le traitement médiatique de la mobilisation des jeunes, à l'occasion des manifestations contre la réforme des retraites à l'automne 2010, a massivement mis en avant deux fractions antagonistes de la jeunesse : l'une, scolarisée, principalement composée des lycéens, et l'autre, labellisée comme principalement constituée de « casseurs ».

Ainsi, les photographies publiées par la presse nationale nous paraissent révélatrices des représentations dominantes dont est l'objet la jeunesse. Mobiliser une sociologie de l'image sur ce thème fait apparaître une jeunesse « rêvée », scolarisée et politiquement mobilisée et une jeunesse cauchemardée, sans affectation institutionnelle, non susceptible d'être encadrée, sinon de façon sporadique par les forces de police en marge ou en fin de cortège organisée par la fraction légitime de la jeunesse, et paraissant sans avenir.
De façon exemplaire, ce que cette bi-polarisation médiatique de la jeunesse fait peut-être le mieux voir, c'est ce qu'elle ne montre jamais : la fraction de la jeunesse au travail ou y aspirant. Cela n'est pas sans contradiction puisqu'à l'occasion de cette mobilisation, c'est indirectement du rapport au travail et à l'avenir dont il était question.

Afin de mieux saisir la signification de ces photographies, nous essayons de mobiliser tout au long de cette tentative les principes de l'analyse structurale de l'image dégagés par R. Barthes2. Pour chaque image mettant en scène médiatiquement les deux fractions de la jeunesse , nous nous nous aiderons des trois types de messages distingués par R. Barthes : le message linguistique, le message iconique signifiant, le message iconique signifié.






Présentation du corpus. Intérêts et limites :

Les images que nous avons choisies sont issues des sites internet de la presse quotidienne nationale, et couvrent, volontairement, un spectre politique, éditorial et social large. En effet, les photographies sont tirées des sites de Libération, du Parisien, de Vingt Minutes, du Figaro. Toutes illustrent des articles relatant la mobilisation des jeunes à l'occasion des manifestations contre la réforme des retraites, qui se déroulèrent au mois d'octobre, moment où culmine la mobilisation lycéenne. Pour cette recherche, nous avons utilisé les moteurs de recherche des sites, en utilisant les mots-clés suivants : jeune, jeunes, jeunesse. Nous avons également suivi les liens « sur le même thème / articles similaires » proposés par les sites.

L'intérêt de ce corpus éclectique est que, par-delà les différences de sensibilités éditoriales et politiques des quotidiens dont il est tiré, il donne à voir au spectateur attentif les mêmes lignes de polarisation des jeunesses mises en scène, les mêmes facteurs d'opposition, ainsi que des attributs symboliques systématiques.

Nous avons cependant pleinement conscience des limites de notre corpus. En effet, il existe de nombreux autres quotidiens qui ont massivement traité de cette mobilisation. Encore, nous avons effectué nos recherches uniquement à partir des articles accessibles en ligne, en délaissant les articles payants. De plus, nous ne prétendons ici à aucune exhaustivité, ce qui nous semble par ailleurs illusoire, mais nous avons simplement à dégager à quelques traits idéal-typiques des représentations de la jeunesse mises en avant à l'occasion de cette mobilisation. Il existe encore de nombreuses vidéos relatives notamment aux multiples « affrontements » entre « casseurs » et forces de l'ordre, dont quelques unes ont provoquées la polémique. Dans un souci de pratique, nous les avons exclues du corpus.
Nous pensons de plus qu'il n'est pas nécessaire d'user d'un corpus volumineux tant sont, dans notre cas d'espèce, manifestes les régularités et les facteurs d'oppositions systématiques qui y sont à l'œuvre.





La jeunesse mobilisée :










La première fraction de la jeunesse sur laquelle nous allons nous pencher est celle qui en constitue le pôle légitime : la jeunesse mobilisée.

Ce qui saute aux yeux dans cet ensemble de photos est l'impression de masse compacte qui s'en dégage.
Les messages linguistiques sont ici massivement présents, par le biais des banderoles et des slogans.
Le message iconique signifiant, immédiatement perceptible, est que les jeunes représentés font corps entre pairs.
Ce que connote ces photographies (message iconique signifié), c'est une jeunesse qui prend la parole selon des registres politiques traditionnels et légitimes.



La composition des photographies :

La première photographie nous montre des jeunes arborant pancartes et drapeaux qui les identifient instantanément (« lycéens en lutte »). Ils forment un cortège, tous sont près les uns des autres. Ils sont parfaitement intégrés au collectif comme le suggère l'angle de vue de la première photographie, prise « de l'intérieur » (jeune au tee-shirt noir). Ils crient des mots d'ordre politiques, poings levés.

Au premier plan de la seconde photographie, ils font bloc derrière une banderole, unis dans la même cause. Là encore, sont présents les attributs légitimes de la manifestation politique (drapeau d'une organisation syndicale traditionnelle). Une autre banderole identifie N. Sarkozy comme leur adversaire politique, et strictement politique, commun.

La troisième photographie déplace l'œil du spectateur vers les jeunes eux-mêmes, dans un plan resserré. Si la seconde photographie montre surtout les attributs légitimes de ceux qui luttent politiquement, la troisième les décale en arrière-fond pour mettre en avant les corps mêmes des jeunes manifestants, comme pour leur donner chair (à la différence de la seconde photographie, où les corps sont derrières les slogans politiques). Les jeunes au premier plan porte des vêtements de couleurs vives (rouge, mauve...). Ils discutent entre eux, en affichant des sourires. Est ici donné à voir des modes de sociabilités totalement pacifiques. La manifestation se déroule dans une ambiance bon enfant, entre filles et garçons regroupés dans une unité de situation et de position permise par ce sympathique moment de socialisation politique. Le titre de la photographie renforce la connivence avec le cortège : « la colère des jeunes » n'est pas permanente, elle cessera avec les vacances. En cela, il est typique des représentations traditionnelles de la jeunesse. En tant que manifestation temporaire de « désordre ordré », le cortège politique est aussi là pour la contenir. Ces lycéens ont pleinement le sens de leur place au sein d'un ensemble plus vaste composé d'organisations syndicales et politiques fortement hiérarchisées, avec ses porte-paroles, ses mots d'ordre et ses services d'ordre.



La jeunesse « dangereuse » :


Le second pôle de la jeunesse mis en avant lors ces journées de mobilisation est celui d'une jeunesse « dangereuse », non-encadrée scolairement et politiquement. Systématiquement, les titres des articles n'évoquent plus « des jeunes » ou « des lycéens », mais des « casseurs ».











Ce groupe de photographies vaut, sinon en lui-même, mais aussi par contraste avec le groupe d'images précédent. Ici, ce qui est donné à voir ce sont les cortèges qui se défont. L'unité de la jeunesse manifestante se fissure du fait de l'apparition d'un autre groupe, celui des « casseurs ». Ce groupe nécessite l'intervention des forces de l'ordre.

Ce qui caractérise ce groupe de photographies, c'est l'absence de messages linguistiques sur les images elles-mêmes. Cependant, les légendes nous suggère un retournement de sens. Les images ne représentent plus des « jeunes », des « lycéens en lutte », mais des « casseurs, des « violences », des « arrestations », une « guérilla urbaine ».

Immédiatement perceptible (message iconique signifiant), ce qui caractérise ce groupe de photographies est un dérèglement de la manifestation lycéenne dans sa forme traditionnelle. Des individus plus ou moins clairsemés et camouflés par des capuches et des foulards, sèment une violence qui nécessite l'intervention policière. Sur une des photographies, les policiers tiennent en joue l'un des « casseurs ».

Le message iconique signifié de ce groupe d'images est que le spectateur est placé du point de vue des policiers. Ce qui suggère la légitimité de l'intervention policière, qui « protège » le témoin de la scène. Clairement, il ne s'agit plus d'une mobilisation politique mais d'un affrontement hors des cadres traditionnels. Ce groupe d'images fait émerger une jeunesse donnée à voir comme incontrôlée et incontrôlable, si ce n'est par l'usage de la force, puisqu'elle ne semble plus canalisable par le politique. Encore, les vêtements et casquettes portés par ces jeunes désignent à l'observateur des porteurs des attributs symboliques du « jeune de banlieue ».

Composition des photographies :

La première photographie laisse supposer une sorte d'infiltration du groupe des manifestants par des individus différant par leurs attributs vestimentaires. Le groupe lycéen est parsemé d'attributs symboliques jusqu'alors absent des cortèges. Directement sous la visée de l'arme du policier, devant le groupe des manifestants, l'objectif du photographe nous désigne un jeune garçon de dos, arborant les attributs du « jeune des cités », tels que le port de la casquette à l'envers, un jogging et un sac à dos de marque américaine. Tenu en joue par les forces de l'ordre, le jeune homme semble quant à lui tenir à distance, et peut être avant tout socialement, le groupe de lycéens, et particulièrement le groupe de lycéennes à sa gauche. À quelques mètres de lui, d'autres jeunes arborent des capuches. L'un d'eux a le visage dissimulé par une écharpe. Ce qui nous est suggéré, c'est une « contamination » du cortège légitime par des individus plus ou moins isolés. Dès lors, l'affrontement cesse de se faire sur un plan strictement politique, entre des manifestants dans la rue et le pouvoir en place, comme l'atteste d'ailleurs l'absence de banderoles et de mots d'ordre, massivement présents dans la première série de photographies. L'affrontement est potentiellement physique.

La seconde photographie met en scène la fuite des lycéens, qui signifie aussi la fin de l'unité et de la revendication politique, sous l'impulsion d'individus relativement dispersés. Ces individus, dont l'un d'entre eux est au premier plan, ont le visage dissimulé et sont porteurs des mêmes attributs (capuche, écharpe sur le visage, vêtements de sport).
Ce qui nous est suggéré, au delà de la « fuite » des manifestants, c'est aussi la façon dont elle se fait. La présence massive d'individus au pied d'un imposant bâtiment public, semble nous indiquer que la scène se déroule au moment de l'arrivée du cortège au lieu de sa dispersion. Ainsi, ces « casseurs », attendraient patiemment la fin de la manifestation pour en provoquer la dislocation.
Ces individus, volontairement anonymisés par des attributs vestimentaires spécifiques, et par là identifiables, à la fois par la jeunesse politiquement mobilisée et par les forces de l'ordre, provoquent une forte distance, marquée dans l'espace, entre eux-mêmes et les membres du cortège, comme précédés par un capital composé de ressources illégitimes, qu'aux yeux des manifestants il convient de fuir.

La troisième photographie nous donne à voir des scènes de « violence » et de « guérilla urbaine », comme nous le signale la légende. Ici encore, l'observateur est placé du point de vue policier. Cette fois, toute image de collectif homogène a disparu. Derrière la ligne policière, à une vingtaine de mètres, se trouvent des « casseurs ». Ils présentent les mêmes attributs que sur les photographies précédentes. Clairsemés, ces « casseurs » nous sont présentés comme une sorte de commando désorganisé qui assaille les forces de l'ordre. Ce collectif-là n'arbore ni banderoles, ni slogans. L'un de ces membres lance une brique, tandis que l'autre fait des gestes d'insultes. Les « casseurs » semblent faire la démonstration des ressources qu'ils détiennent. Ces ressources nous sont données à voir comme reposant sur un capital de force virile et trouvent l'occasion de leur expression : l'affrontement avec les forces de l'ordre.
Réduits à leur état de « bandes violentes», cette fraction de jeunes est d'office disqualifiée. N'obéissant pas aux formes d'encadrement traditionnelles, scolaires ou politiques, ces « bandes » nous sont présentées comme potentiellement dangereuses, puisque n'usant jamais du répertoire d'actions légitimes, et partant, dénuées d'intentions politiques conscientes. Il est laissé au soin du lecteur d'apprécier l'étendue et la valeur du capital scolaire possédé par les membres de ces bandes.
À l'inverse d'une jeunesse scolarisée, qui investit son avenir et s'en montre soucieux en participant activement à la mobilisation contre les retraites, ces bandes agiraient sans logique pratique, si ce n'est celle de vouloir ruiner la légitimité des premiers et d'en découdre avec la « bande rivale » que serait les forces de police.
Ce que ces représentations dominantes des casseurs concourent à occulter, en mettant en scène le côté spectaculaire de leurs « irruptions » sporadiques sur le devant de la scène, toujours « en marge et en fin » des cortèges, ce sont les conditions de production de ce personnage social, qui ne semble voué qu'à être interpellé par la police pour ensuite ré-intégrer son quartier toujours à la périphérie, et des centre-villes, et du monde social, indifférent qu'il serait aux conditions de travail et à l'avenir.




Nous nous sommes efforcés tout au long de ce travail avec et sur l'image, de dégager les traits idéal-typiques des représentations iconographiques de deux pôles opposés de la jeunesse qui sont, au-delà de cette mobilisation particulière, régulièrement mis sur le devant de la scène.

Le premier, celui constitué par la jeunesse « lycéenne », nous est donné à voir comme le plus légitime. Encadrée scolairement et politiquement, les images qui la représente véhiculent une relative sympathie et un regard compréhensif à son égard. Mobilisée par une cause perçue comme légitime, cette jeunesse scolarisée démontre, en investissant sur des modes classiques la place publique, un sens des responsabilités (soucieuse de son avenir, de son insertion professionnelle, de ses futures conditions de travail...) qui s'exprime de façon « citoyenne ».

À l'autre pôle, nous est désignée une jeunesse anonyme, sans affectation institutionnelle certaine, qui avancerait le visage masqué par des capuches et des écharpes, socialement distante de celle qui compose les cortèges lycéens. Souvent scolairement disqualifiés, ces « inoccupés » présumés, peupleraient des quartiers populaires devenus des espaces de relégation, ou selon une vision policière du monde social, des « zones de non-droit ». Les photographies que nous avons choisies et qui illustrent cette fraction de la jeunesse sont d'ailleurs presque toutes prises « à l'abri » des policiers. Ces « casseurs », fauteurs de division parmi ceux qui se socialisent au politique de façon légitime, n'auraient à faire valoir qu'un capital de force virile ne trouvant sa pleine expression qu'à l'occasion des affrontements avec les forces de l'ordre. Étrangers à l'expression proprement politique de revendications entendables par un interlocuteur dans le cadre d'un débat « citoyen », ces jeunes « casseurs », se sachant voués à une succession de petits boulots ou de stages sur les segment du marché du travail les plus dominés3, n'auraient d'autres moyens d'expression que de semer la « guérilla urbaine ».

Nous sommes conscients que ces deux pôles sont très opposés, pour ne pas dire irréconciliables. Pourtant, il nous a semblé heuristique de donner à voir, à travers le corpus choisi les attributs symboliques respectifs des deux groupes, ainsi que les facteurs d'opposition. Paradoxalement, ce que donne à voir l'omniprésence médiatique de ces deux fractions de la jeunesse, c'est la non-représentation, exemplaire, de la fraction de la jeunesse au travail, ou qui y aspire, coincée dans l'allongement de ce temps entre école et travail

1Bourdieu P., « La jeunesse n'est qu'un mot », et en cela constituant une catégorie "manipulable" et manipulée"; in Questions de sociologie, Minuit, 1984
2Barthes R., « Réthorique de l'image », Communication, n°4, 1964
3Mauger G., « Les politiques d'insertion, une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociale, n°136-137, 2001

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