jeudi 13 mars 2014

Candidat



Après plus de deux heures d'attente, ils m'appellent c'est mon tour. Traversé la salle d'attente de circonstance et les regards ennemis leurs corps distants en eux bien loin, les bras fermés butés sur les sternum angoissés. J'en ai compté 36. Y ajouter les 25 d'hier. Chacun dans une galère bien personnelle et pas du tout la même barque.
Je pousse la porte laissée entrouverte par le grand type dégingandé, mal rasé et qui porte une chemise en lin ajustée laissée or de la ceinture – un brin de feinte négligence ; on est bien dans une institution de gauche.
« Vous avez toutes les chances d'obtenir le poste. C'est dans vos cordes. Détendez-vous. Et puis souriez ! La haine, ça plaque au sol. Surtout, ouvrez le visage et les sourcils. Vous avez une peu riante physionomie, qui peut vous desservir », m'a dit la psychologue du service d'insertion au dernier rendez-vous. « La haine, ça plaque au sol ». « La haine, ça plaque au sol ». « La haine, ça plaque au sol ». 

La haine
Ça
Plaque au sol.

Cinq, oui. Ils sont bien cinq à faire passer l'entretien. Un poste en contrat aidé à temps partiel. Dans une institution de gauche. Une institution culturelle. Salaire : quatre cents euros et des poussières.

Quatre-cents euros
Et
Des poussières

Dieu sait alors si la mascarade nécessite cinq comédiens, mais eux bien statutaires et permanents. Dès le départ, chacun affiche son rôle. Le meneur, le taciturne, celle qui fait la gueule et qui souffle à chaque fois que tu dis un mot, la rieuse, le membre du Comité d'hygiène et de sécurité. Parce que t'es en insertion et il faut bien que tu comprennes que balancer le reste de ton clope dans la corbeille en plastique, ça provoque un incendie. Chacun se présente assez vite et déjà, toi, sur la chaise branlante au dossier cassé qu'on t'a réservée ; sur laquelle sont passés bien d'autres et qui transpiraient fort ; la tête commence à te tourner. Les noms et fonctions de chacun à peine énoncés qu'ils te demandent, ces chiens, de te présenter vite et bien au-delà des éléments du CV que tu as bien chiadé et de la lettre qu'on t'a demandé manuscrite – ce qui veut dire qu'au moindre petit agacement des doigts sur le stylo, tu as toujours la lettre à la fin du mot qui bifurque et fait un drôle de signe – une chiure pas présentable. Alors, t'as recommencé pas moins de cinq fois.
Tu réfléchis un peu pour te montrer sous un beau jour, toujours soucieux d'être un peu affable [vous avez un physionomie peu riante] que déjà ils te pressent parce que, disent-ils : « c'est pas bien sorcier » et puis ils écourtent et te demandent tes qualités et tes défauts. Sur le plan professionnel, et puis aussi sur le plan personnel.

Vous préférez travailler seul ou en équipe ? Et autonome, vous l'êtes ? Et jongler entre les formats informatiques, ça ne vous posent pas de problèmes ? Et les langues étrangères ? Et la dernière fois que vous êtes allé au cinéma, c'était quel film ? 
 
J'ai horreur du cinéma. Je hais les acteurs. Je hais les questions. Je hais vos chemises de lin et vos lunettes sophistiquées et vos airs détachés. Je hais la formation en « managing d'institution» qu'on vous a obligé – pauvres chéris collabos – à suivre, et ceux qui vous l'ont dispensée. Je ne sais pas ce que je peux vous apporter. Je veux juste numériser les documents. Je veux juste faire ça et toucher les quatre-cents euros et des poussières. Comme celles et ceux qui étaient avant moi et ceux qui seront après moi. Ni plus, ni moins. C'est pour ça que je suis venu. Et je suis là, en face de vous mes cinq aumôniers férus de réseaux, de transversalité, de partage des données. Je me fous des rôles que vous tenez. Je me fous du père de famille que vous faîtes. Je me fous que, par ailleurs, on vous dit « sympas ». Je me fous de votre institution de gauche. Rien qu'à jeter un œil sur vos pompes, on voit d'où vous êtes. Et vos coupes de cheveux... Risibles et tranquilles dans l'occupation de vos postes. Parés des rôles des masques. Votre vernis fond, dégueule sur la planche de bois qui nous sépare et roule jusqu'à moi, plein de vos omissions, de vos compromissions, de vos critères de recrutement.

« On vous tiendra au courant par courrier sous une dizaine de jours, merci ». 

Sourires crispés de politesse. Soupirs planqués de la gêne du refus tacite. La mauvaise conscience qui passe furtivement dans l’œil. Institution culturelle de gauche. Alibis tâcherons budgetisés.
Retraverser la salle d'attente pleine de chacun pour soi et des regards cherchant la défaite sur ma physionomie peu riante. Et encore regretter de ne pas leur avoir crevé les yeux.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire