samedi 8 juin 2013

Dans les cales du monde social. Acte unique et sans terme.






« Calmer le jobard » en session collective et en face à face



La conversion des habitus ou le rêve de l'institution




Note préalable : Selon R. Castel, « Goffman [dans Calmer le jobard] explique que, dans le jeu social, il faut toujours laisser une porte de sortie honorable à celui qui a perdu. Le vaincu, dans ces conditions, ne perd pas complètement la face et peut garder une « présentation de soi » qui n'est pas totalement disqualifié, alors même que ni lui ni ses comparses ne sont complètement dupes. En revanche, les réactions de celui que l'on enfonce dans son échec sont imprévisibles et peuvent être incontrôlables – et j'ajouterai : surtout s'il ne savait pas qu'il était en train de jouer »1.


En session collective


Le dispositif Job Pour Tous est un atelier destiné à la recherche d'emploi. Les jeunes suivis par l'Espace-jeunes y sont orientés par leurs référents pour les aider à formuler un projet professionnel, à trouver un emploi, un petit boulot, une formation ou encore un contrat d'apprentissage, qui soient conformes à leurs aspirations. Job pour tous se déroule en sessions d'une durée de trois semaines, organisées par demi-journées. Les jeunes les plus dotés scolairement et qui sont jugés comme étant les plus « aptes à l'emploi », peuvent y être orientés mais seulement pour y suivre un ou plusieurs « ateliers de mise en situation ». Ces ateliers sont de plusieurs types : construction d'un « réseau » à base de rencontres, dans le cadre d'« entretiens conseils », avec des professionnels du domaine qui intéresse le jeune ; rédaction de « CV et de lettres de motivation adaptés » ; simulations de situations d'entretien d'embauche. Nous nous sommes intéressés à Job Pour Tous car il donne à voir, de par son organisation et sa durée, ce qui peut se dérouler quand les stagiaires sont envoyés dans des organismes de formation2 qui développent le même type d'apprentissages.

L'atelier se déroule dans une salle claire, dont la moitié est occupée par une grande table rectangulaire pouvant réunir un dizaine de personnes. Patricia se tient face à la table et meuble l'espace vide depuis son paper-board. Les nouveaux venus ne se connaissent pas, ils s'observent comme à la dérobée et chacun veille à mettre une place entre soi et le voisin. Spontanément, les filles se placent côte à côte. Les garçons s'appuient sur le dossier de leur chaise, les bras croisés sur leur torse. Tous jaugent Patricia et affichent des mines détachées. Patricia invite ceux des jeunes qui le souhaitent à se présenter, puis elle présente l'objectif de la session, c'est à dire « développer des stratégies pour mener à bien leur projet, quel qu'il soit », étant entendu « que les parcours de vie de chacun sont tous différents, et heureusement ». Pour être en mesure d'atteindre leur objectif, la première chose à savoir est que le marché du travail se divise en deux. D'une part le marché ouvert, « qui vient vers moi », et le marché caché qui nécessite d'adopter « une dynamique de rencontre ». Patricia révèle que le marché ouvert ne représente que 33 % du marché de l'emploi. Certains jeunes, minoritaires, sont largement surpris d'apprendre que les deux autres tiers sont constitués par les démarches personnelles ou par « le réseau » et dépendent donc de leur « capacité à aller vers l'autre ». Certains jeunes sourient de se voir présenter la recherche d'emploi comme « une rencontre désintéressée », où le but n'est pas « de se vendre », contrairement à « la croyance entretenue par l 'école, qui nous apprend à être le meilleur ». L'objectif pour Patricia est que les jeunes ne se considèrent plus des chômeurs mais comme des « professionnels potentiels ». Puis Patricia se présente comme « un chef d'orchestre mettant en place la partition jouée par les jeunes, avec les instruments proposés par l'atelier », et pour détendre l'atmosphère, elle évoque son parcours sinueux, ses enfants et sa passion pour la salsa. Ainsi la « formatrice-animatrice et maman » est parvenue à ce que les jeunes se relâchent, et commencent à échanger des sourires. Ils sont aussitôt invités à donner leurs avis. Ali (cf. infra), 19 ans et sans diplôme, sa casquette vissée sur la tête et mâchonnant un cure dent, s'est considérablement relâché et prend le premier la parole : « les gens (les patrons) me ferment la porte, y croient que je ne suis pas motivé ! Moi, j'y crois plus ! Alors je me dit  « vas-y ferme ta porte, je pète ta vitre ! Y a rien pour moi ! ». Leïla, licenciée en AES, confirme le constat, de façon plus conforme et policée. Patricia entre alors dans un discours d'euphémisation et de psychologisation des rapports sociaux. Si elle reconnaît ne pas avoir de prise sur les facteurs extérieurs, il importe de ne pas « céder à la colère », que tout est une « histoire de cheminement, qu'il faut savoir tourner les petits boutons qu'on a dans la tête, quand on a un petit caillou dans la chaussure, il faut pouvoir se décider à l'enlever et ne pas continuer à marcher avec ». Ali finit par admettre : « j'ai fait le teubé, y avait des patrons bien ». Comme nous le montre clairement cette anecdote, cet atelier est le lieu où il s'agit de convertir les jeunes aux exigences croissantes d'un marché de l'emploi saturé. Ces derniers n'ayant bien souvent que de faibles ressources professionnelles, acquises dans un cadre scolaire pour ceux qui sont dotés de titres professionnalisant, cet atelier vise à leur faire entrevoir des savoir-être conformes, à défaut de posséder de solides savoir-faire qu'ils pourraient convertir rapidement sur le marché de l'emploi. De plus, le discours tenu par l'animatrice, de façon constante, vise à gommer la relation asymétrique entre ces jeunes et leurs employeurs potentiels. Transformer comme nous l'avons vu, la série de ressources négatives détenues par Ali ; à savoir une immigration récente, une sortie précoce du système scolaire, son absence de qualification professionnelle, sa prise en charge par l'équipe de prévention d'un quartier populaire stigmatisé en « caillou dans la chaussure », nous semble être le fruit d'une vision du monde où « tout est toujours un peu relatif », travaillée par des normes contradictoires : celles d'un marché du travail d'une part, pris dans une spirale toujours plus concurrentielle et n'offrant que des positions subalternes, et celles d'un dispositif comme Job Pour Tous, d'autre part, qui vise à transférer des dispositions individuelles sur un plan professionnel. Il nous semble permis d'affirmer que, dans une certaine mesure, il concourt, pour reprendre les termes de Goffman, à « Calmer le jobard »3. Ainsi, l'atelier peut participer de la construction d'un statut de substitution à celui du salarié classique, que les jeunes présents n'ont que rarement tenu et ne peuvent donc faire que comme si ils allaient l'occuper, encouragés par la « modératrice » qu'est Paricia. Par exemple, Ézéchiel, venant de La Réunion, âgé de 20 ans et titulaire d'un CAP Cuisine, possède une maigre expérience professionnelle. Il n'a travaillé en cuisine que dans le cadre de son apprentissage. Là-bas, il a  réalisé des stages dans deux hôtels-restaurants. Le jeune homme est éligible à un CAE4 et a entamé des démarches, aiguillées par les contacts de Patricia, auprès d'un restaurant d'insertion. Le jeune et la formatrice présagent une issue favorable. Lors de la simulation de l'entretien d'embauche, l'animatrice joue le rôle du directeur de la structure. Tout le groupe assiste à l'entretien, afin de pouvoir émettre des avis et des conseils. Dès les premières questions, Ézéchiel se montre hésitant, il n'articule pas, ne finit pas ses phrases, ou les ponctue par des rires. Très vite, quand Martine le questionne sur le maniement des ustensiles, le jeune homme raconte qu'il s'est déjà blessé deux fois avec un couteau, étant volontiers « maladroit (rire)». Patricia adopte alors le rôle du patron méfiant et fait comprendre à l'aspirant travailleur qu'il est bien mal parti s'il continue sur cette lancée. Décontenancé, celui-ci se mure dans un silence embarrassé. Elle lui fait alors raconter ses impressions à son arrivée en France, et se montre pleine d'empathie quand le jeune lui confie le rythme soutenu de travail exigé en France. Il ajoute que n'aimant pas travailler dans le stress, il a déjà « cassé des piles d'assiettes ». La formatrice, jouant toujours son rôle d'employeur, précise alors que outre l'emploi en cuisine, elle cherche à recruter quelqu'un sachant par ailleurs « animer ». Le jeune amateur de théâtre et de danse qu'est Ézéchiel lui répond qu'en effet, à l'occasion d'un spectacle de fin d'année à l'école, il a joué le rôle d' « un gars dans une histoire d'amour » (Roméo) puis s'empêtre dans la prononciation de Shakespeare. La simulation prend fin et les autres jeunes sont invités à donner leurs avis sur la prestation de leur camarade. Les avis sont unanimes, Ézéchiel a « tout déchiré » et si sa candidature n'est pas retenue, « c'est vraiment pas juste ». Le jeune homme est ravi. Nous avons recroisé Ézéchiel quelques mois plus tard, il n'avait pas été recontacté par le restaurant et venait de passer des tests d'habileté au Pôle Emploi pour être commis de cuisine pendant la saison. Le jeune homme pensait n'y avoir pas été « assez rapide ». Après cet atelier, nous avons également croisé Sophie, titulaire d'un BTS de secrétariat, qui nous a confié « s'être faite jetée de partout, et qu'au bout d'un moment, ben ça fait vachement de bien de voir qu'on est pas complètement nul et qu'on sait faire plein de trucs. Ça donne la pêche. »


Ainsi, ces jeunes, réputés par leurs conseillers « proches de l'emploi » et à qui ils ne manqueraient que de savoir y mettre les formes, se voient ainsi proposer « une chance supplémentaire de se qualifier pour un rôle » professionnel qui se dérobe pourtant toujours devant eux. Mais à travers les propos de la jeune fille, nous pouvons voir comment l'une des fonctions, si ce n'est la principale, de l'atelier est de participer à la « consolation (…) des espérances » professionnelles de ces jeunes.



En face à face :



Ali (cf. supra) a donc 19 ans et n'a pas de diplôme. Il vit chez sa grande sœur avec qui la cohabitation se passe mal. Très tôt le matin, il rejoint « les autres galériens de N.» pour « traîner ». Il a régulièrement des altercations avec ses pairs de dispositifs et les encadrants. Il souhaite intégrer un corps militaire d'élite mais refuse de faire soigner sa mauvaise santé. Pour sa conseillère, « c'est même pas la peine de passer les tests physiques ». La professionnelle va alors se saisir de ce problème puis dériver sur les fortes contraintes exercées par la hiérarchie militaire, contraintes qui sont aussi présentes « dans la vie ordinaire ». Les tests d'aptitude ne se déroulant qu'en avril, Ali doit donc « s'occuper et trouver un petit boulot » en tant que livreur de pizza. Il constate laconiquement qu'il n'a aucun diplôme et pas de moyen de locomotion. La professionnelle se saisit alors de l'occasion et aborde la question des savoir-être :

Martine : Tu sais les employeurs (...) mais ils regardent aussi le comportement. Ça, on en a aussi longtemps parlé. Donc si en entretien tu montres que tu es motivé, que tu as envie (ton appuyé), que tu veux travailler...C'est quoi le problème ? À ton avis (Ali sourit, rire de la conseillère) ? On en a parlé souvent.

Ali : (silence de quatre secondes). J'sais pas, on dirait que je suis pas motivé...



Les sourires du jeune et de la conseillère laissent voir qu'il s'agit là d'une scène récurrente entre eux et que le discours qu'elle lui tient à été suffisamment incorporé par le jeune, qui peut ainsi lui donner un gage de sérieux minimal . La conseillère lui rappelle alors les « retours » positifs à l'issue de ces stages de maçon et fait valoir les aptitudes de Ali à se lever le matin malgré les difficultés qu'il connaît, ce dont d'autres jeunes s'avèrent incapables. Elle livre à Ali que s'il peut se comporter légèrement avec elle ou avec son éducateur, tel n'est pas le cas avec un employeur potentiel. Nous pouvons lire en creux du discours de la conseillère, une sorte de propédeutique discursive visant à ce que le jeune se prépare à des interactions diversifiées, éloignées de celles qu'il peut connaître au quotidien :



Martine : ...ta vie sociale, il s'en fout. Tu vois ? C'est pas son problème, à l'employeur. Un employeur, il se fait une idée sur quelqu'un les deux premières minutes où il l'a dans son bureau (…) « ah ben lui, il sert la main d'un façon tellement molle, que il va être à la ramasse tous les jours, donc je vais pas le prendre ». Ça peut s'arrêter là !



À la fin de l'entretien, Ali, qui en contrat CIVIS, est éligible à un CAE. La conseillère le charge de « s'informer » sur ces offres spécifiques de contrats et l'inscrit à Job Pour Tous afin qu'il trouve un « petit boulot en attendant avril ».

Angélique, 22 ans, en « rupture familiale », a quant à elle été orientée vers l'institution par une assistante sociale du CROUS5. La jeune fille touchait une bourse de l'enseignement supérieur jusqu'à ce qu'elle abandonne sa deuxième année de BTS. Elle travaille au noir quelques heures par semaine dans un restaurant d'un autre département et n'est pas inscrite comme demandeuse d'emploi. Le coût de ses trajets pèse dangereusement sur son maigre budget. Elle suit par correspondance des cours privés pour devenir décoratrice d'intérieur. Elle ne relève donc pas du CROUS. Après des incompréhensions réciproques, très vite la conseillère constate « qu'elle ne va rien pouvoir faire », la jeune fille étant considérée comme lycéenne au sein d'une école privée, non reconnue par l'État.

La jeune fille émet alors le souhait de trouver une formation par alternance dans le domaine de la décoration. La conseillère lui dit qu'elle ne peut-être rémunérée puisque sortie de formation initiale dans l'année, ce qui constitue, selon la conseillère « une contrainte hallucinante ». Angélique réplique alors vivement :

Angélique : C'est pour ça que j'ai arrêté mon BTS (en Économie sociale et familiale, débit vif et rapide). Pour éviter d'être à votre place et dire des choses aussi aberrantes (léger rire, forcé), vous voyez...



La conseillère précise qu'il s'agit d'un choix politique de la région et conseille alors à la jeune fille de vite s'inscrire à Pôle Emploi et de travailler quatre mois pour « attraper le statut de demandeur d'emploi indemnisé ». La conseillère se livre alors à une sorte d'activisme professionnel en proposant toutes sortes d'emploi (restauration, jardinage, téléphonie) et de « tuyaux » (Forum des emplois saisonniers, recrutement massif ). Elle lui fait également partager ses visites dans les plus grandes entreprises qui recrutent dans le bassin d'emploi et opère de fines taxinomies sur les modes de recrutement, les conditions et le rythme de travail, les moyens d'optimiser les chances pour la jeune fille d'être retenue. Il s'agit alors pour la conseillère de mettre en scène l'étendue des réseaux de l'institution en partageant, sur un mode proche de la complicité, ce que seuls les initiés peuvent savoir des « coulisses ». Étant parvenue à faire oublier les différentes incompatibilités statutaires, la conseillère la fait revenir sur sa rupture familiale6. Angélique revient sur ses mauvaises relations avec ses parents, sur son sentiment d'être la mal-aimée de la famille. Sur sa mise en internat à l'âge de douze ans dans une MFR où elle a été agressée sexuellement. L'entretien se clôt sur l 'évocation d'une psychotérapie familiale par la conseillère et sur le « beau parcours » d'Angélique, passée « d'une MFR à un BTS (très sélectif) ». La jeune fille est invitée à appeler la conseillère si elle trouve que « ça n'avance pas ».



Nous voyons ici de façon exemplaire, comment l'encadrement juvénile est amené à reporter son impuissance professionnelle sur les mauvaises dispositions personnelles de leur public, et non sur les causes structurelles qui peuvent le cas échéant, conduire ces jeunes à épouser des carrières de « stagiaires perpétuels »7.  Il nous est alors permis d'apercevoir à quel point il est problématique - pour ne pas dire illusoire - pour l'institution de se livrer à un travail de conversion des dispositions dans un contexte plus général, sinon disqualifiant, du moins défavorable.



1R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995

2Selon Xavier Zunigo, c'est lors de ses périodes en centre de formation que se fait le véritable travail de conversion des dispositions, La gestion publique du chômage des jeunes de milieux populaires. Éducation morale, conversion et renforcement des aspirations socioprofessionnelles, sous la direction de G. Mauger, EHESS, 2007

3Goffman E., "Calmer le jobard : Quelques aspects de l'adaptation à l'échec", in Le parler frais d'Erving Goffman, Minuit, coll. Arguments, 1987. Les citations suivantes en sont également issues.

4Contrat d'aide à l'emploi

5Ce qui montre bien que même parmi les professionnels de l'action sociale, l'institution demeure mal identifiée.

6On voit bien ici comment la conseillère tente « d'accrocher » la jeune fille, en recourant à ce que V. Dubois nomme « la personnalisation des procédures ». V. Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Economica, 1999.

7X. Zunigo, Ibid.

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