jeudi 11 novembre 2021

On est déjà dans le sapin

 ON EST DÉJÀ DANS LE SAPIN


Les souvenirs sont un magma. Je cherche à en isoler quelques-uns, pour les relater dans leurs moindres détails. Je ne peux que constater mon incapacité. Ils viennent tous ensemble, crachant et bouillonnant. Les souvenirs, c’est de la lave qui coule.


Les souvenirs viennent ensemble tout collé. C’est la souffrance qui les lient. Pour les isoler, il faudrait un couteau de garçon boucher. Un grand hachoir tranchant. Et une lame, ça fait mal. Pas envie de découper les souvenirs. D'aller trifouiller là-dedans.


Il me serait facile de le faire. J’en ai recueilli des centaines, des parcours de vie, quand je me livrais à la sociologie, cette merde.


Moi aussi, j’ai des madeleines, des maisons avec chacune leurs bruits caractéristiques, chacune leurs occupants. Mais les occupants ont disparu. Je pourrai faire un journal des disparitions. Mais je le fais déjà tous les jours, à chaque minute. A chaque minute, je tiens les minutes vivantes des disparus.


Les souvenirs, c’est la mort. C’est de la mort qui s'emmagasine, se sédimente et forme d’épaisses couches solidaires à l’intérieur de soi. C’est de la géologie, pas de la généalogie. Assez des connaissances génétiques et génériques. On tire une couche et tout s’écroule. Et l’écroulement, c’est être écrasé encore un peu par le poids des souvenirs, de la mort déjà déposée en nous.


Tout s’écroule ou plutôt tout vient, suit, suinte, coule.


Les souvenirs, c’est la mort. Tarkos parlait de patmo. Il vaudrait mieux ici parler de patmort.

Pour préserver le peu de vie qu’il reste, il ne faut pas toucher aux souvenirs. Une pensée, toute petite pensée, de temps en temps. Sinon, le peu de vie qui demeure encore s’écroule.


Si je tire un bout de souvenir, c’est tout un musée qui vient. J’ai déjà mon lot de musées. Des pierres tombales, que je laisse solitaires, parce que justement, tout est là, à l’intérieur. Minuté, archivé dans le cœur encore  faiblement et timidement battant. 


Se rappeler du joyeux, c’est trop, parce que plus rien n’est spontanément joyeux. J’ai fait le grand puzzle. à quoi bon s’attarder sur quelques pièces ? C’est fouler le puzzle.


Oui, je pourrai faire le journal d’avant les enlèvements. Des humains, des bêtes, des choses.

A quoi bon ? Se torture encore, alors que déjà ça torture à chaque instant. Un journal d’enfance, un journal d’adolescence, un journal d’adulte. Un journal des deuils, des maladies, de ces mille choses perdues. Des innocents Noëls aux grandes tables décorées, les odeurs inoubliables de certains mets. 


Les grandes tablées sont désormais désertées. La symphonie des voix chéries s’est éteinte. L’orchestre a bien rétréci.


A quoi ça rime de faire revivre un orchestre mort ? 


On est déjà dans le sapin.


Participation aux ateliers d'écriture de Laura Vasquez.

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